- Amanda. Elle a trente-quatre ans.

- Et toi aussi?

- Non, bientôt trente.

- Ah, une femme plus mûre...

- Oui.

Elle s’était trompée sur lui. Son esprit s’était emballé. Il fallait remballer tout ça, et vite.

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Le jean magique avait beau être rangé sous son lit, il l’appelait. Ces derniers temps, chaque fois que Carmen l’avait eu, elle l’avait emmené avec elle d’un endroit à l’autre sans jamais le porter.

Ce jean attirait les regards, suscitait les questions, or durant tout ce temps Carmen n’était pas vraiment d’humeur à se faire remarquer. Elle n’était pas d’humeur à répondre aux questions que Julia ne manquerait pas de poser. Encore cette histoire de compartiments. Elle ne voyait pas comment faire coïncider cette Carmen avec l’autre. En plus, elle avait peur d’avoir trop grossi.

Elle tira sa valise de sous son lit et le chercha à tâtons à l’endroit où elle l’avait rangé ce matin, lorsqu’elle avait reçu le paquet de Lena. Il était là, soigneusement plié dans sa valise, comme un double fond.

Bizarrement, aujourd’hui, elle avait envie de le mettre. Parce qu’il faisait beau peut-être, ou qu’elle avait bu des litres de café. Ou parce que Lena était amoureuse d’un certain Léo, qu’elle était contente pour elle et que ça lui donnait l’impression qu’il y avait encore de l’espoir.

C’était un peu angoissant, elle redoutait l’épreuve de l’enfilage. Ça n’était pas parce qu’elle avait évité de l’essayer jusque-là qu’il allait lui aller. Pourtant, depuis qu’elle avait commencé à travailler sur Miracle en Alabama au printemps, elle avait pratiquement mis fin à ses désastreuses soirées en tête à tête avec bonbons et biscuits. Ces deux derniers mois, elle avait fait attention à ce qu’elle mangeait, surtout pour ne pas faire honte à son amie Julia.

Retenant sa respiration, rentrant son ventre et regrettant de ne pas pouvoir rentrer ses fesses, elle l’enfila : pieds, mollets, genoux, cuisses... elle réussit à le monter jusqu’à la taille. Et à le fermer. Qui oserait mettre en doute son pouvoir magique maintenant ? Bon sang, il lui allait. Et elle était bien dedans. Le bonheur.

Elle s’approcha du miroir et se regarda vraiment pour la première fois depuis des mois. Elle passa un T-shirt rose et sortit affronter le monde. Pour la première fois depuis une éternité, elle n’avait pas honte d’elle-même.

C’est certainement le jean qui la poussa à entrer dans le hall de la salle de théâtre où avaient lieu les auditions.

- Vous êtes dans la prochaine fournée, lui dit une femme armée d’un bloc-notes. Allez-y.

Elle se trompait, Carmen le savait, mais elle obtempéra tout de même, par simple curiosité. Julia était-elle déjà passée ?

Un garçon était en train de jouer une scène de Richard III. Carmen s’assit dans le fond et écouta. Elle se mit à somnoler, bercée par ces flots de paroles sans s’accrocher vraiment au sens.

- Carmen?

En entendant son nom, elle regarda autour d’elle. S’était-elle endormie ?

Elle plissa les yeux.

- Carmen, c’est toi ?

Elle se pencha en avant. La personne qui l’appelait était debout, au deuxième rang. Il s’agissait de Judy, la femme qui lui avait montré le chemin de la cafétéria l’autre soir.

Elle lui fit signe, un peu gênée.

- Nous allons arrêter pour aujourd’hui d’ici dix minutes. Mais si tu es prête, tu peux passer.

Ils lui proposaient d’auditionner là, maintenant ? Judy devait croire qu’elle était venue pour ça. Oui, c’était sans doute l’impression qu’elle donnait. Sinon qu’aurait-elle fait là?

Carmen s’approcha lentement de la scène. Elle s’arrêta au bout de l’allée où se tenait Judy, en compagnie d’Andrew Kerr et d’autres gens qu’elle ne connaissait pas.

- Je n’ai pas vraiment... Je n’ai pas vraiment préparé quoi que ce soit, marmonna-t-elle en espérant que, par un quelconque miracle, seule Judy l’entendrait. Vous voulez que je revienne à un autre moment?

«Euh... par exemple jamais», ajouta-t-elle en pensée.

- Non, non, vas-y, l’encouragea Judy.

Ce devait être l’une des assistantes d’Andrew Kerr.

Carmen monta sur scène sans savoir du tout ce qu’elle était en train de faire. Elle n’était pas à l’aise sous les projecteurs. Elle ne savait pas quoi dire, pas quoi réciter.

- Je m’intéresse surtout aux décors, expliqua-t-elle lamentablement au jury.

Elle crut entendre quelqu’un rire, dans le fond.

Les autres commençaient à s’impatienter, mais pas Judy. Elle s’approcha de la scène et lui tendit quelques feuilles de papier.

- Lis-nous le rôle de Perdita, ce sera très bien. Je vais faire Florizel.

- Vous êtes sûre?

Carmen se sentait ridicule. Tout le monde avait appris ses répliques, préparé et joué son extrait en espérant décrocher un rôle. Et elle n’avait même pas apporté de texte.

Cependant elle le connaissait un peu. C’était Le Conte d’hiver. Elle l’avait fait réciter à Julia. Cela lui redonna du courage car ces tournures, bien qu’étranges, lui semblaient familières et douces à l’oreille.

Judy ouvrit la scène avec une réplique de Florizel puis laissa parler Carmen.

Elle s’éclaircit la voix.

Messire, mon beau seigneur!

Cela ne m’irait pas de vous gronder

Pour vos extravagances; pardonnez-moi

Même d’en faire état... Votre noble personne,

Le gracieux point de mire de ce pays,

Vous l’avez obscurcie d’un habit de pâtre.

Et moi, pauvre humble fille, vous me parez

D’un éclat de déesse !

Elle s’interrompit et releva la tête.

- Continue, ordonna Judy.

Carmen poursuivit donc. Elle arriva à un passage qu’elle aimait particulièrement et le lut avec un certain plaisir. À la dernière ligne de la dernière page, elle s’arrêta. Regarda autour d’elle. À nouveau, elle eut honte.

- Bon... Merci, lança-t-elle à la cantonade, s’efforçant de regarder Judy malgré les spots qui lui brûlaient les yeux. Désolée...

Elle quitta la scène d’un pas lourd et sortit retrouver le soleil par la porte des coulisses.

Elle ne put s’empêcher de rire tout haut en se retrouvant dehors tant tout cela lui semblait idiot et ridicule.

« Oh, tant pis ! Une nouvelle aventure pour le jean magique », songea-t-elle avec tendresse.

Il y a tant de rebondissements inattendus sur la route de l’âge adulte. Tibby avait eu ses règles pour la première fois à quatorze ans. De toutes ses amies, c’était elle la dernière. Elle les attendait avec impatience. Elle ne cessait d’imaginer comment ce serait. Elle avait acheté une boîte de serviettes maxi qu’elle avait rangée sous le lavabo de la salle de bains, au cas où. Elle y était restée des mois. Elle avait peur de ne jamais les avoir. Elle avait peur de ne pas être normale. Oh, comme elle avait guetté cette première goutte de sang qui lui permettrait d’être comme les autres !

Et elle les avait eues. La joie qu’on éprouve lorsqu’on a longuement attendu quelque chose n’est jamais proportionnelle à l’inquiétude qui a accompagné l’attente. Le soulagement est un sentiment fugitif, pas très profond et somme toute assez faible. Le supplice du doute disparaît, ne laissant qu’un vague souvenir de l’angoisse. La vie s’accommode aussitôt de cette nouvelle réalité. Désormais, elle aurait ses règles tous les vingt-huit jours.

Trois mois plus tard, elle s’était rangée à l’opinion générale qui faisait de ces quelques joins mensuels un moment honni et redouté. Elle avait affreusement mal au ventre. Elle restait recroquevillée dans son lit pendant des heures. Elle prenait du Spasfon. Les serviettes tant idéalisées étaient désormais un calvaire. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu souhaiter que cela arrive. Elle tachait tous ses vêtements et les nettoyait toute seule pour que Loretta ne les voie pas.

Et maintenant, presque cinq ans plus tard, elle était là à guetter ses règles avec espoir. Son abdomen était sous surveillance permanente, qu’elle soit au travail ou à la maison. Quand elle regardait la télé, seule une partie de son cerveau s’intéressait à ce qui se passait sur l’écran, l’autre étant concentrée sur ses ovaires. Elle sentait quelque chose là, non ? Une petite douleur ? Oui? Oh, pitié...

Au travail, elle passa toute la journée du vendredi et la matinée du samedi connectée à ses ovaires. Elle resta connectée sur la même pensée en remontant la 14e rue pour aller s’acheter à manger et un magazine. Elle y pensait toujours en passant devant tous ces endroits qui faisaient partie de sa vie depuis maintenant un an : le salon de coiffure où elle s’était fait massacrer les cheveux avec son amie Angela ; le resto mexicain où les étudiants en cinéma pouvaient boire des margaritas pas cher sans montrer leur carte d’identité. Elle demeura centrée sur ses ovaires durant tout l’après-midi et toute la nuit, ignorant le téléphone qui sonnait et écoutant les messages que lui laissaient les gens qui l’aimaient.

«Une fois que ce sera réglé, se disait-elle, je rappellerai tout le monde.»

Le dimanche, elle travaillait. Elle avait mis une serviette, au cas où. Elle crut sentir une douleur.

- Tibby Rollins, où vas-tu comme ça ?

Elle se figea au beau milieu du rayon « comédie ». Se racla la gorge.

- Hum... nulle part...

Elle ne pouvait pas avouer qu’elle allait encore aux toilettes. Elle y était déjà allée six fois et il n’était pas midi. Chaque fois, elle vérifiait sa serviette, pleine d’espoir. Chaque fois, elle retournait à son poste, toujours plus angoissée.

- Tu pourrais prendre la caisse 3 ?

- OK, d’accord.

Si elle ne les avait pas aujourd’hui, pouvait-on considérer ça comme un retard? Est-ce que ça signifiait que... ? Une vague de panique la submergea. Mais peut-être que ses dernières règles ne s’étaient pas vraiment finies le six. Peut-être que c’était le sept.

C’était devenu un rituel. Elle se montait la tête en se convainquant que l’heure était grave. Elle paniquait. Puis elle démontait l’argumentation pour se convaincre que tout n’était pas perdu.

Un client agitait la main sous son nez.

- Excusez-moi ? fit-elle en clignant les yeux.

- Vous avez vu ce film ? demanda-t-il.

Il devait avoir dans les vingt ans. Pouarc ! Il empestait tellement l’eau de Cologne qu’elle en avait le goût dans la bouche.

- Oui, répondit-elle en retenant sa respiration.

- C’est un bon film pour un premier rencard ?

Elle n’avait pas fait exprès de lever les yeux au ciel. C’était un réflexe.

Il marmonna quelques mots peu aimables et s’en alla.

Elle le regarda s’éloigner, en connexion avec ses ovaires. Elle avait mal là, ça se contractait, non? Ou alors c’était parce qu’elle avait faim... Vérifiant que Charlie ne la regardait pas, elle fila aux toilettes.

Le lendemain, Julia était sur les nerfs. C’était le jour où les résultats des auditions devaient être affichés.

- Ça va aller, lui assura Carmen. Je suis sûre que tu as été géniale.

- Espérons que Judy soit du même avis, répliqua Julia en se rongeant nerveusement l’ongle du petit doigt.

- Judy?

- C’est elle qui s’occupe de la distribution des rôles.

- Ah oui?

- Ouais. Pourquoi ? Tu la connais ?

- Non, pas vraiment, non.

Tout le monde était en train de déjeuner lorsque le bruit se répandit que les listes étaient affichées. Carmen faisait la queue pour commander leurs cafés et elle crut bien finir piétinée comme un pauvre supporter de foot anglais. Elle observa l’émeute de loin, en buvant son café tranquille, toute seule.

Plus tard, lorsque la bousculade se fut calmée, elle s’aventura dans le hall pour jeter un coup d’œil aux listes. Pourquoi pas? Elle consulta d’abord la liste de la pièce des amateurs, c’était le plus plausible, puis celle de la scène secondaire. Son cœur s’emballa quelque peu lorsque ses yeux passèrent du I au J et du K au L. Puis au M. Mais son nom n’y était pas.

«C’est pas vraiment étonnant», se dit-elle en ressortant, prenant par un petit chemin détourné pour rentrer à sa chambre. Elle avait même un peu honte d’avoir regardé.

Était-elle déçue ? Elle tenait à être honnête avec elle-même.

Non. Elle était plutôt contente. Elle portait le jean magique, il lui allait encore et, même toute seule sur ce petit sentier, elle se sentait entourée par ses amies.

Ô Tibbiette, ma Tibiette,

Pourquoi donc laisser vos amies dans une telle incertitude ?

Vous trouverez jointe à cette missive une carte téléphonique, Appelez-moi, je vous en prie, pour couper court à mes inquiétudes.

Vous trouverez également ci-enclos le célèbre jean magique

Meilleurs pensées de votre shakespearienne amie, Carmenéo

Quand Bridget se présenta au funérarium le lendemain, Peter n’était pas là. Elle attendit l’heure du déjeuner pour demander, d’un ton dégagé, à sa compagne de tente Carolyn si elle savait pourquoi.

- Je crois qu’il travaille sur les fouilles de la maison, maintenant.

- Oh, fit-elle d’un ton toujours aussi dégagé.

Ce n’était pas lui qui faisait la conférence du mardi et elle ne le vit pas au dîner le lendemain soir.

- Il y a un petit groupe qui est parti dîner en ville, remarqua Maxine.

La ville se trouvait à environ trente-cinq minutes de là et Bridget n’y avait pas encore mis les pieds, mais soudain sa curiosité fut piquée au vit

Le lendemain, Alison leur annonça que l’équipe qui travaillait à l’excavation de la maison avait fait de gros progrès et qu’ils avaient besoin de deux volontaires supplémentaires. Bridget s’empressa de lever la main.

- Nous avons mis au jour une partie encore inconnue des fondations et un nouveau sol, expliqua avec enthousiasme Peter au groupe élargi après le déjeuner.

Était-il surpris de la voir? D’ailleurs, cela avait-il une quelconque importance?

- Nous avons dégagé une petite portion du sol et nous voulons continuer. Il s’agit d’un sol de terre battue, constitué euh... de terre. Ce qui le rend difficile à différencier du reste de la terre, si vous voyez ce que je veux dire.

Bridget se retrouva à quatre pattes, truelle en main. Ils fouillaient assez profond, les ombres étaient longues. D’autres membres de l’équipe ôtaient avec précaution les couches supérieures du terrain avec de plus gros outils. Là où elle était agenouillée, il ne restait plus qu’une vingtaine de centimètres de terre meuble.

Elle commença à la main, prenant la terre à pleines poignées pour la jeter à la poubelle. Peter lui avait dit ce qu’ils recherchaient, mais elle préférait procéder à la main. Elle ne voulait surtout pas entamer le sol de terre battue avec sa truelle et tout gâcher.

Elle promena ses mains à plat sur le rebord, avançant en tâtonnant. Il n’y avait là que de la terre, en effet. Mais une partie avait été tassée et mise en forme volontairement tandis que le reste s’était insinué sans ordre aucun dans l’espace vide. Même deux mille cinq cents ans après, elle arrivait à sentir la différence.

C’était le problème quand on creusait, elle commençait à comprendre. On développait un instinct de pillard : creuser, trouver un truc intéressant, de valeur et le refiler à un musée. Elle s’était imaginée en nouvelle Indiana Jones. Alors que le véritable intérêt de la chose, c’était de découvrir ce qui avait été volontairement effectué par l’homme. Ce que les hommes d’autrefois avaient pensé, projeté, désiré et tenté, c’était justement ce qui nous liait à eux. C’étaient leurs efforts qui faisaient la différence entre cette terre du hasard qui s’infiltrait partout, même dans les cheveux, et ce précieux sol de terre battue.

De la même façon, le site funéraire pouvait lui apprendre énormément, lui avait expliqué Peter. On en apprend beaucoup plus sur un peuple en étudiant comment il enterrait ses morts et leur rendait hommage que d’un corps qu’on trouverait par hasard sur le bord d’une route.

- Nous, les archéologues, nous n’aimons pas le hasard, l'avait-elle taquiné après l’un de ses petits discours.

- Non pas du tout, nous avons horreur du hasard, s’était-il esclaffé, toujours prompt à rire.

Ce sol n’était pas le fruit du hasard. Elle ferma les yeux et concentra toute son attention dans ses paumes, presque en transe, continuant à tâtonner. Elle savait qu’elle devait avoir l’air ridicule, mais elle s’en fichait. Son grand-père lui avait décrit comment Michel-Ange sculptait des corps dans des blocs de marbre, elle s’en souvenait. Il lisait un livre à ce sujet durant le long été qu’elle avait passé en Alabama avec Greta et lui. Il lui avait dit que Michel-Ange mettait au jour le corps qui se trouvait enfermé dans le bloc. Il le voyait, il le sentait et, avec son ciseau, il le libérait.

Eh bien, un sol de terre battue était sans doute plus prosaïque, mais elle, Bridget, allait le libérer.

Ses doigts avaient acquis une telle sensibilité qu’elle cria presque lorsqu’ils frôlèrent un objet plus dur. Avec précaution, elle le dégagea et l’examina à la lumière du soleil.

- Regardez-moi ça ! s’exclama-t-elle.

Peter descendit dans la fosse, suivi de Carolyn et d’un autre gars.

- Waouh, génial ! Une lampe presque entière. On voit encore quelques traces de peinture.

Elle caressa la terre cuite, suivant sa forme lisse et douce du bout du doigt.

Peter désigna un petit trou sur le dessus.

- C’est là qu’ils versaient l’huile. Sans doute de l’huile d’olive. Et ils trempaient la mèche par ici.

Il lui adressa un regard approbateur.

- Je te parie que tu ne trouves pas le morceau qui manque.

Elle aimait tellement les défis ! Visiblement, il l’avait bien compris.

- Trouvé ! annonça-t-elle moins d’une minute plus tard.

Il revint, le visage rayonnant. Elle était contente d’être une telle source de joie.

- Bien joué, Bee.

Il leva la main pour lui donner une tape dans le dos, mais se ravisa et baissa le bras sans la toucher.

- Enregistre-la et apporte-la à Maxine. Elle va être ravie d’en avoir une entière.

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J’adore Peines d’amour perdues, c’est une pièce géniale, affirma Carmen. Tu étais parfaite dans le rôle de Lady Machinchose.

- Rosaline, précisa platement Julia.

Carmen essayait de lui remonter le moral car elle avait été retenue pour la pièce des amateurs - la moins «cool» dans son esprit - et non pour les deux autres. Mais Julia restait morose.

- Rosaline, c’est ça. Avoue que c’est tout de même beaucoup plus drôle que Richard III.

Richard III serait joué sur la scène secondaire. Déjà une sorte de hiérarchie se mettait en place entre ceux qui avaient été retenus pour la scène secondaire et la masse de ceux qui joueraient dans la pièce des amateurs.

- Ouais, mais les places ne sont même pas à vendre. C’est gratuit. On va jouer dehors. C’est pas du vrai théâtre.

- Comment peux-tu dire ça ? Bien sûr que c’est du vrai théâtre. Andrew dit même que c’est la pièce qui attire le plus de monde, et de loin.

- Parce que c’est gratuit. Entrée libre.

- Je trouve ça bien. Et puis, au moins, toi, tu as été sélectionnée, nota Carmen.

Elle ne savait pas pourquoi elle avait dit ça. Elle avait décidé de ne pas lui parler de sa lamentable audition, mais elle était prête à s’enfoncer, si ça pouvait lui remonter le moral.

- Tout le monde a été sélectionné pour quelque chose, répliqua Julia.

- Non, c’est faux.

- Qu’est-ce que tu racontes ? Melanie Peer m’a dit que tous ceux qui avaient passé l’audition étaient sur une des listes.

- Non, ce n’est pas vrai.

- Qu’est-ce que tu en sais ?

Cette fois, Julia s’était redressée.

- Je ne figure sur aucune liste, moi, décréta Carmen avec une note de triomphe pervers dans la voix.

Julia la dévisagea, complètement abasourdie.

- Tu as passé l’audition?

- Ouais.

- Tu rigoles?

- C’était pour rire, oui. Mais j’ai tout de même auditionné.

- Ah oui ? Et pourquoi?

- Aucune idée. En fait, c’était un malentendu.

- Tu as joué quel rôle ?

- Perdita.

- Non!

- Si!

Julia avait l’air prête à exploser de rire mais, à la place, elle émit un gémissement compatissant.

- Et ils ne t’ont mise sur aucune liste.

- Eh non !

- Bah, c’était courageux de ta part d’essayer.

- Courageux et surtout idiot.

Julia lui tapota le bras en riant. Voilà, Carmen avait trouvé comment lui remonter le moral.

Lena ignorait à quel point le phénomène était lié à la présence de Léo, mais ce qu’elle savait c’était que la moindre heure passée en dehors de l’atelier lui faisait regretter de ne pas y être.

- Salut, Lena, lui avait-il dit le jeudi alors qu’elle sortait du cours, se préparant à passer trois longues journées sans peindre, et sans le voir.

- Salut, avait-elle répondu, toute fière qu’il ait retenu son prénom.

- Ça avance?

- Pas mal, avait-elle fait platement, avant de lui sourire platement et de lui demander platement : Et toi ?

- Bien, bien.

«Je t’en supplie, trouve quelque chose d’intéressant à dire», s’encouragea-t-elle mentalement.

Cela faisait quatre jours de suite qu’elle se lâchait les cheveux et mettait du mascara. Si elle était aussi passionnante qu’une feuille d’impôt niveau conversation, au moins, elle devait être plus jolie.

- Je ne sais pas si je vais pouvoir attendre lundi, remarqua Léo.

Il passa distraitement la main dans ses cheveux, les ébouriffant encore davantage.

- Comment ça?

- Je veux dire sans peindre. Je suis en plein milieu d’un truc que j’essaie de comprendre. D’ici à lundi, j’aurai perdu le fil. C’est trop long, quoi. Tu comprends ?

Elle hocha la tête. Oh oui, elle comprenait. Elle n’était pas sûre que ses motivations soient aussi pures que les siennes, mais elle fut surprise qu’ils ressentent la même chose.

- Je voulais proposer à Nora de faire quelques heures sup le week-end. Mais il faut que je demande à Robert d’abord.

Il repoussa à nouveau ses cheveux d’un air abattu.

- On pourrait y aller ensemble ?

Si cette simple pensée la pétrifiait, sa façon de formuler les choses la ravissait.

- Mmm.

Elle réfléchit. Ça allait lui coûter huit ou neuf dollars l’heure de pose. Où allait-elle pouvoir les trouver? Elle n’avait pas un sou. Elle se nourrissait presque exclusivement de Bolino - elle en avait acheté un lot de vingt-quatre en promo au supermarché grâce à la carte de réduction de ses parents. Voilà à quoi se résumait le soutien financier de son père. Sa mère lui avait glissé discrètement quatre-vingts dollars au début de l’été, qu’elle avait fait durer pendant presque trois semaines.

Mais comment pouvait-elle refuser? Impossible. Elle n’aurait qu’à mettre sa montre en gage. Voler les diamants de sa mère. Ou emprunter de l’argent à Effie, bon sang!

Elle avala sa salive.

- Avec plaisir, pépia-t-elle.

- Carmen Lowell ?

Carmen leva les yeux de son assiette pour voir un type qu’elle ne connaissait pas la fixer avec insistance.

Sous le coup de la surprise, elle ne répondit pas. L’année dernière, elle aurait pensé qu’il la dévisageait ainsi parce qu’il la trouvait mignonne, mais maintenant qu’elle avait pris l’habitude d’être invisible, son regard pesant la gênait. Soudain, elle paniqua : si ça se trouve elle avait déclenché le système anti-incendie dans sa chambre ou un truc du genre...

- Oui, c’est bien Carmen Lowell, confirma Julia, légèrement agacée par leur petit manège.

- Waouh ! Félicitations ! Sophia m’a dit que c’était toi, mais je lui ai répondu que tu ne voulais pas passer l’audition.

Carmen était on ne peut plus perplexe. Elle aurait aimé dire quelque chose, mais elle se contenta de rester bouche bée comme un poisson pris à l’hameçon.

- Félicitations pour quoi ? voulut savoir Julia.

- La sélection.

Julia posa sa fourchette et enveloppa Carmen d’un regard protecteur.

- Elle n’est sur aucune liste.

Carmen hocha la tête.

- Si, j’en suis sûr et certain. Tu as été sélectionnée.

Pourquoi ce type s’entêtait-il à parler à Carmen, alors que c’était Julia qui discutait avec lui ? C’était fort perturbant.

- Tu n’as pas été voir la liste ?

- Mais si, elle a regardé, répliqua Julia, sur la défensive.

- Alors tu devrais vérifier à nouveau, conseilla le type à Carmen.

- N’importe quoi, marmonna Julia une fois qu’il fut parti, en se replongeant dans sa salade arrosée de Coca Light.

Carmen se leva. Une étrange idée commençait à germer dans son esprit et il fallait qu’elle l’étouffe avant qu’elle ne prenne de l’ampleur.

- Tu as bien regardé les listes, hein ? la questionna Julia.

- Oui, mais je ferais peut-être bien de revérifier.

Carmen prit son plateau pour jeter les restes de son déjeuner.

Julia se leva également.

- Je t’accompagne. J’ai fini.

Sur le chemin du grand hall, Julia papotait tandis que Carmen paniquait.

- Ce type a vu ton nom sur la liste du personnel technique, il a dû confondre.

- Ouais, sûrement.

Mais en poussant les portes du hall, Carmen n’avait qu’une idée en tête : elle avait bien consulté les listes, mais seulement deux sur trois. Elle n’avait pas été vérifier la troisième parce qu’elle était affichée ailleurs, elle ignorait où, et qu’il lui semblait un peu présomptueux de le demander.

Sans un mot, Julia et elle se postèrent devant les listes et parcoururent les colonnes des yeux. Effectivement, le nom de Carmen n’y figurait pas.

- Une minute, murmura Carmen en ressortant.

Elle fit un détour par l’autre côté de l’entrée où elle avait aperçu une petite liste punaisée.

- C’est la sélection pour la grande scène, expliqua Julia.

Carmen s’approcha tout de même et regarda. Il n’y avait que sept noms sur la liste.

Dont le sien.

À : Carmabelle@hsp.xx.com

De : Beezy3@gomail.net

Objet : terre + moi = love

Carma,

J'ai un nouveau grand amour. Ne le dis surtout pas à Hector.

Je suis tombée amoureuse d’un sol de terre battue, C’est une véritable obsession. Je lui suis entièrement dévouée. Je suis son humble servante.

Je vais l’épouser et nous aurons des enfants en terre tout plats.

Mais n’aie crainte, Carma. Je vous aime toujours même si vous êtes propres et en volume. Mais bon, ce n’est pas pareil.

Bisous,

Mme Bee Vreeland-Terrebattue

Une fois le premier choc passé, Julia tint à en parler.

- C’est incroyable, Carmen. C’est complètement fou.

Elle voulait savoir en détail comment s’était passée l’audition et sa discussion avec Judy. Elle lui demanda de rejouer mot pour mot la scène.

Puis, soudain, elle ne voulut plus en entendre parler. Elle prétendit être fatiguée et s’endormit en cinq secondes.

Carmen resta donc à se retourner dans son lit et à se demander si Judy se moquait d’elle. Elle ne comprenait pas.

Et elle devait se préparer à passer l’audition finale le lendemain soir? Comment était-elle censée procéder ? Elle n’avait aucune idée de comment il fallait s’y prendre.

De toute façon, à quoi bon ? Elle n’était pas actrice dans l’âme. Elle n’aimait pas les projecteurs. Elle n’aurait pas le rôle.

Cette fameuse audition lui avait prouvé qu’elle n’avait rien à faire sur une scène, mais Judy n’était visiblement pas de cet avis.

Le lendemain matin, elle se leva tôt. Elle erra dans le campus jusqu’à neuf heures, le temps de localiser le bureau de Judy et, par conséquent, Judy elle-même.

- Euh, vous avez dû faire erreur, annonça-t-elle en se tortillant devant le bureau.

Judy ôta ses limettes.

- Comment ça?

-Vous m’avez mise sur la liste de sélection du Conte d’hiver.

Judy la dévisagea un peu bizarrement.

- Ce n’est pas une erreur.

- Ah, je croyais...

- Carmen, c’est toi la directrice de casting, ou c’est moi ?

Judy ne semblait pas franchement en colère, mais ses sourcils épais et droits lui donnaient l’air intimidant.

- Je sais, je sais. C’est juste que je ne pense pas pouvoir faire l’affaire.

- Tu ne sais même pas quel rôle on va te proposer !

- Oui, c’est vrai, mais je crois que je ne conviendrai pour aucun rôle.

- Laisse-moi en juger, veux-tu, répliqua Judy, maintenant légèrement agacée.

- Judy. Sincèrement. Je ne sais même pas comment on prépare une audition. Je n’ai aucune mémoire. Je ne vais pas y arriver. Il y a tellement de gens qui se débrouilleraient bien mieux que moi. Mon amie Julia Wyman, par exemple, elle serait parfaite. Je lui ai fait répéter le rôle de Perdita, elle joue beaucoup mieux que moi. Elle connaît le texte par cœur.

En disant cela, elle se rendait bien compte qu’elle était puérile.

- Excuse-moi, Carmen. Je ne voudrais pas offenser ton amie Julia, mais je la vois vingt fois par jour.

Carmen se demandait comment cela pouvait être possible quand soudain elle comprit que c’était une façon de parler.

- Elle est sûre d’elle, pleine d’aisance et d’ambition, mais ce n’est pas ce que je recherche. Quand elle joue le rôle de Perdita, j’ai l’impression de voir une bergère qui se prend pour une princesse. Moi, ce qu’il me faut, c’est une bergère qui se prend pour une bergère.

Carmen n’avait pas tout suivi, mais elle n’avait pas envie de discuter.

- Je cherche quelqu’un d’un peu plus malléable, tu vois ? Quelqu’un de fragile, de moins assuré.

Carmen acquiesça, comprenant enfin que Judy n’avait pas complètement perdu la tête.

Lorsqu’elle se retrouva au dortoir, elle appela sa mère.

- Félicitations, ma chérie ! Comme c’est excitant.

- Non, maman, ce n’est pas excitant, c’est affreusement angoissant. Je crois que je ne vais pas passer la seconde audition. Je ne sais pas comment m’y prendre.

Quand elle s’adressait à sa mère, sa voix était plus pleurnicharde que jamais.

-Tu sais bien que je ne suis pas actrice !

Sa mère se tut un instant pour réfléchir à cet argument et répliqua :

- Enfin, nena, tu as toujours eu un certain sens théâtral.

- Mamâ !

Ils n’avaient donc tous que ça à la bouche ! Pourquoi tout le monde lui répétait-il toujours ça?

Jamais un week-end ne lui avait paru aussi long. Un vieil adage dit qu’on sait si l’on a choisi la bonne voie professionnelle en fonction de l’humeur qui nous habite le dimanche soir. «Et quand on redoute l’arrivée du vendredi soir, qu’est-ce que ça signifie?» se demandait Lena.

Elle ne vivait que pour son cours d’arts plastiques du lundi. Et elle se mit à vivre encore plus intensément lorsque Léo vint la voir à la pause.

- Ce n’est pas possible, Robert ne veut pas, lui annonça-t-il d’un ton sinistre.

- Et pourquoi?

- On ne peut pas venir dans l’atelier. Un problème d’assurance, il faut un responsable dans le bâtiment, je ne sais quoi. Et il ne veut pas non plus qu’on fasse travailler Nora en heures sup.

- Ah bon?

Il secoua la tête.

- C’est trop bête, dit-elle un peu trop joyeusement.

Elle était tellement contente qu’il lui parle comme à une amie.

- Ouais.

Bon. Tant mieux, elle n’aurait pas à voler les diamants de sa mère. Mais pourrait-elle survivre à un nouveau week-end sans lui ?

La pause était finie, ils durent retourner à leurs chevalets respectifs. À la fin du cours, elle prit tout son temps pour ranger ses affaires et fut ravie lorsqu’il vint la rejoindre.

- En fait, on n’est pas forcés de peindre Nora, lui dit-il alors qu’ils traversaient le hall pour sortir à la lumière du jour. Enfin, ce serait bien, mais l’important c’est de pouvoir continuer à peindre. Je pense qu’on devrait pratiquer tous les jours. J’ai l’impression de tout recommencer à zéro chaque lundi.

- Oui, c’est pareil pour moi, dit-elle d’un ton blasé.

Il marchait vite, elle était presque obligée de courir pour le suivre.

- Je pourrais travailler sur une nature morte ou un truc comme ça, reprit-il. Mais cette année, je travaille sur les nus. Je veux me concentrer là-dessus. Ce n’est pas pareil que de fixer une poire et une pomme pendant des heures.

- Mmm.

Il s’arrêta.

- Tu veux prendre un café ?

- Avec plaisir, répondit-elle.

Il la conduisit à un bar, au coin de la rue.

- Ils font de bons cafés glacés, ici.

- Super, dit-elle.

Elle adorait ses taches de rousseur.

Il en commanda deux.

- Tu as le temps de t’asseoir une minute ?

«Et pourquoi pas une heure? avait-elle envie de répondre. Ou la journée entière ?»

Elle ne put retenir un petit rire et répondit :

- OK.

Ils s’assirent.

- J’ai même plein de minutes, avoua-t-elle avec une honnêteté excessive.

- Ah oui?

- Ouais, j’ai un peu trop de temps pour moi, cet été.

Pourquoi était-elle donc si soporifique lorsque ses lèvres lui obéissaient et complètement ridicule lorsqu’elles échappaient à son contrôle? N’y avait-il pas de juste milieu?

Il la dévisagea. Avait-il pitié d’elle? Ce n’était pas franchement glamour d’avouer qu’on n’avait rien à faire de sa vie.

- Enfin, je veux dire, j’ai la peinture, s’empressa-t-elle de rectifier. Et j’ai une recherche à faire à la bibliothèque, huit heures par semaine. Mais toutes mes amies sont parties cet été, alors

- Je comprends.

- Ouais.

Il remua la glace pilée au fond de son gobelet. Il avait l’air mélancolique.

- Il va bientôt falloir que j’aille bosser, mais qu’est-ce que tu fais demain soir?

Elle devint écarlate. Elle avait honte. La pitié et l’amour ne font vraiment pas bon ménage.

- Euh, c’est très gentil à toi, mais...

- Mais quoi ? Viens dîner à la maison. Tu ne vas pas me faire croire que tu es déjà prise...

Elle se mit à rire.

- Pas après ce que je viens de te dire...

- Allez, ce sera sympa. liens.

Il tira de son sac un papier et un stylo pour écrire son adresse.

- Vers sept heures ?

- OK, répondit-elle d’une petite voix.

Lorsqu’il sortit du café, elle relâcha lentement son souffle. Léo venait de l’inviter à dîner. Elle avait rendez-vous avec Léo.

D’un côté, elle était contente. De l’autre, elle savait qu’il n’y avait pas pire qu’un rendez-vous raté pour faire avorter une relation.

Surtout un rendez-vous accordé dans un élan de pitié...

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Le jean magique arriva le dimanche. Mais de règles, toujours point. Comme tout ce que l’on attend avec trop d’impatience, elles se faisaient désirer. Tibby décida de changer de stratégie. Elle allait provoquer le destin. Elle enfila une jolie culotte en dentelle, mit le jean magique et partit s’inscrire pour son stage d’été.

Une petite partie disponible de son cerveau compléta les imprimés qu’on lui donna à remplir dans le hall du bâtiment d’études cinématographiques et feuilleta la brochure. Avec le restant de son cerveau, elle s’efforçait de ne plus penser à ses règles.

Dès le premier jour où elle avait porté le jean magique, elle avait toujours été hantée par une crainte inavouable : avoir ses règles. Car, bien entendu, il était interdit de le laver. C’était la première et la plus tristement célèbre des règles. Tibby avait la chair de poule en imaginant la honte : laisser une trace de sang sur le jean magique juste avant de devoir le passer aux autres. Elle se voyait déjà le laver en cachette en espérant que jamais personne ne le découvrirait.

C’était pour cela que, dès le premier été, elle avait pris l’habitude de mettre sa culotte la plus couvrante lorsqu’elle le portait, et toujours avec une protection hygiénique. Elle savait qu’elle n’était pas la seule à faire ça. C’était une simple question de savoir-vivre.

Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle avait pris le risque ultime. Elle était prête à tout, se dit-elle en rentrant dans sa chambre un peu plus tard dans l’après-midi.

- Tibby?

Elle recula contre la porte. Son sang battait dans ses veines de façon chaotique. Jusque-là, toutes les fois où Brian s’était introduit dans sa chambre sans la prévenir, jamais il ne lui avait réellement fait peur.

- Désolé, fit-il en voyant sa réaction.

D’habitude, il s’asseyait sur son lit mais, aujourd’hui, il était debout. Lorsqu’il voulut la prendre dans ses bras, elle le repoussa.

- Je ne suis pas dans un bon jour.

- Tu ne réponds pas au téléphone. Je venais juste voir si tout allait bien.

- Ça va.

- Tu es sûre?

Il mourait d’envie de lui parler, elle le voyait bien. Mais elle avait déjà trop de mal à contenir ses angoisses, elle ne pouvait pas s’ouvrir aux autres, ne serait-ce que de un millimètre.

- Tu ne travailles pas, ce soir ? lui demanda-t-elle.

- J’ai échangé mes horaires avec un collègue.

- Et demain matin ?

- Je serai de retour.

- Tu rentres ce soir ?

Il hocha la tête.

- Je voulais juste te voir.

C’était déjà un soulagement. Il ne restait pas.

- OK. Bon...

Ses cheveux étaient tout plats. À quand remontait sa dernière douche ?

- Je sais que tu t’inquiètes. Moi aussi, je m’inquiète. Je voudrais juste...

- Tu ne peux rien faire, répliqua-t-elle.

Elle fixa le sol.

- Estime-toi juste heureux d’être un mec et que ce soit moi la fille.

Il ne chercha pas à cacher qu’il était blessé.

- Mais je ne suis pas heureux.

Elle voyait bien qu’il était malheureux, à quel point elle le rendait malheureux. Elle pensa au jean magique, et à son seul et unique désir du moment. Elle était prête à tout risquer, à tout gâcher. Elle aurait tout sacrifié pour une goutte de sang.

- Je sais bien que tu es malheureux, dit-elle d’un ton contrit.

- J’aimerais pouvoir faire quelque chose.

Elle voulait juste qu’il parte. C’était la seule chose qu’elle attendait de lui. Elle voulait rester seule en tête à tête avec ses ovaires.

- Si j’ai une idée, je te le dirai, fit-elle en ouvrant la porte et en s’écartant pour le laisser passer.

- C’est vrai?

- Oui, oui.

- Promis?

- Oui.

- Tibby?

- Oui?

Il avait l’air au bord des larmes. Il étouffait de ne pas pouvoir en parler.

« On n’aurait jamais dû faire ça, aurait-elle voulu lui dire. Voilà où ça nous a menés. Pourquoi en avais-tu tellement envie, hein ? Pourquoi m’as-tu fait croire que tout allait bien se passer ? »

Elle savait qu’ils auraient dû en discuter ensemble. Mais, à la place, elle se repassa une fois de plus la conversation dans sa tête.

- Quoi? fit-elle, tout en sachant pertinemment ce qu’il voulait.

Il la dévisagea encore un instant puis tourna les talons.

Elle se sentait minable. Elle était minable. Elle se détestait encore plus qu’elle ne le détestait.

Il alla prendre l’ascenseur. Il avait fait tout le trajet, et il allait le refaire en sens inverse. Il n’y avait que lui pour faire une chose pareille.

D’ordinaire, ce genre d’attention la touchait. Elle aimait sa façon d’être, de faire ce qu’il pensait juste pour elle, pour lui, indépendamment de ce que le reste du monde pouvait penser. D’ordinaire, elle comprenait pourquoi il agissait ainsi, ce qui le motivait, ce qu’il ressentait.

Mais pas ce soir. Après avoir refermé la porte, elle se demanda quelle personne saine d’esprit ferait douze heures de route pour voir une fille dix minutes.

Julia apprenait le rôle de la princesse de France tandis que Carmen, mal à l’aise, travaillait sur celui de Perdita.

- Tu savais que Perdita voulait dire «enfant perdue»? lui demanda-t-elle en levant la tête de son livre, la veille de l’audition.

Le silence régnait depuis si longtemps dans la chambre qu’elle ressentait désespérément le besoin de faire un brin de causette.

- Oui, évidemment, répondit platement Julia.

Carmen s’efforça de ne pas se vexer pour si peu.

- Tu veux que je te donne la réplique en faisant Berowne ou le roi ? insista-t-elle.

- Non merci.

Plus tard dans la soirée, elle eut l’impression que Julia avait des remords.

- Tu veux que je te fasse réciter ? lui proposa-t-elle.

- Euh, oui. C’est très gentil de ta part. Tu peux faire Polixène ?

- D’acc.

- Bon, alors je vais commencer au moment où elle s’en va.

Carmen jeta juste un petit coup d’œil à sa feuille, honteuse de ne pas connaître le texte par cœur.

- Euh... Soyez le bienvenu, monsieur...

- Vas-y, continue.

- Soyez le bienvenu, monsieur ! / C’est le vœu de mon père que je me fasse / L’hôtesse de...

- Non, la coupa Julia. On dit « fass’ l’hôtesse » et pas « fasseuh l’hôtesse ». Et on ne dit pas «Phôtesseuh» mais «l’hôtesse», tu dois dire «que je me fass’ l’hôtess’ de ce jour».

- D’accord, fit Carmen.

Et elle réessaya.

Elle n’avait pas dit trois lignes de texte que Julia l’interrompit à nouveau :

- Carmen, tu as déjà lu du Shakespeare ?

- Pas tellement. Pas à haute voix en tout cas. Pourquoi ?

- Parce que tu ne maîtrises pas du tout la métrique. Tu n’as absolument aucun rythme.

- Ah...

Carmen avait du mal à croire que Julia faisait exprès de se montrer aussi blessante. Elles étaient amies, tout de même.

- Et je n’ai pas le temps de tout t’expliquer, je dois préparer mon audition moi aussi.

- Bon..., fit Carmen, au bord des larmes.

Julia referma son livre, insensible à son désarroi.

Carmen gardait les yeux rivés sur son texte.

- Écoute, Carmen, sans vouloir te vexer, tu veux vraiment perdre ton temps avec ça ? Ça n’a pas l’air vraiment ton truc, non ? Ça va te demander énormément de travail. Tu ferais peut-être mieux de laisser tomber. Moi, c’est ce que je ferais à ta place.

Carmen ne voulait pas pleurer devant elle.

- J’ai essayé de refuser, marmonna-t-elle d’un ton presque inaudible. J’ai dit à Judy qu’elle faisait une erreur.

- C’est vrai ? fit Julia avec empressement. Et qu’est-ce qu’elle a répondu?

- Elle a dit que non.

Le visage de Julia, qui d’habitude était plutôt gracieux, paraissait déformé par la suspicion et l’envie. Carmen s’efforça de retrouver la grâce de ses traits dans son souvenir pour se rappeler qu’elles étaient amies.

- Que non quoi?

- Qu’elle ne faisait pas erreur.

-    Ouais, enfin, bon, tu sais mieux qu’elle ce que tu vaux.

Carmen hocha la tête sans un mot. Elle resta étendue sur son lit, tournée vers le mur. Qu’est-ce qui lui prenait ? Julia la torturait comme une vraie sorcière et elle ne réagissait pas, elle avait juste envie de pleurer. Qu’était devenue la célèbre Carmen au tempérament de feu? Celle qui répliquait coup pour coup à toutes les attaques.

Elle n’avait pas vu cette Carmen depuis bien longtemps. Cette Carmen carmenesque n’avait plus rien à voir avec la Carmen d’aujourd’hui. Une Carmen délavée, affadie, une Carmen qui avait perdu son mojo.

Pour pouvoir se défendre, il fallait se sentir fort. Il fallait se sentir aimé. C’était toujours plus facile de tenir tête à ceux dont on se savait apprécié.

Elle aurait voulu pouvoir sombrer dans le sommeil, dormir, dormir, dormir, ne pas aller à l’audition et se réveiller en ayant oublié toute cette histoire. Si ça se trouve, Julia n’était pas si cruelle, juste franche, et c’était cette franchise qui était dure à avaler. Carmen ne savait pas lire du Shakespeare. Elle n’avait absolument aucun sens de la métrique, aucun rythme.

Elle aurait aimé pouvoir dormir, mais impossible. Longtemps après que Julia eut éteint, Carmen resta les yeux ouverts dans l’obscurité, à se lamenter sur son sort. Elle était au comble du désespoir, et le jean magique lui apparaissait comme la seule solution pour se hisser hors de l’abîme.

Soudain, elle eut une autre idée. Sans bruit, elle prit son texte au bout de son Ut et sortit de la chambre sur la pointe des pieds.

Elle s’assit dans le couloir à un endroit bien éclairé. Mue par une étrange vague de rébellion, elle s’attela à son texte, là, dans sa tache de lumière.

Elle le lut de bout en bout. Pas seulement le rôle de Perdita, mais la pièce entière. Puis elle le relut à nouveau et, durant les quelques heures qui restaient avant l’aube, elle lut le rôle de Perdita avec une attention soutenue. Elle n’essayait pas d’apprendre, ni de comprendre ce que Julia appelait la métrique. Elle essayait juste de comprendre la pièce.

Carmen ne savait pas jouer les actrices. Mais elle venait de réaliser que ce n’était pas ce qu’on lui demandait. Elle était censée jouer Perdita. Elle était censée jouer une enfant perdue, de parents séparés - un père défaillant mais repentant, une mère contrainte à l’exil, gardant sa dignité malgré les critiques dont on l’accable. Ça, elle devait pouvoir essayer de le jouer.

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En se préparant pour son prétendu rendez-vous, Lena s’aperçut qu’elle n’avait pas pensé à Kostos depuis deux jours. Par rapport à avant, c’était une éternité. Commençait-elle à l’oublier ? Le simple fait qu’elle se pose la question signifiait sans doute que non, pas encore.

Lena voulait être jolie, mais pas trop apprêtée. Elle ne voulait pas en faire trop, mais elle voulait tout de même qu’il remarque qu’elle était belle. Ou réputée telle, en tout cas. C’était drôle. «Tu ne l’as peut-être pas remarqué, Léo, mais je suis censée être belle.»

Elle appréciait et admirait Léo justement parce qu’il ne l’avait apparemment pas remarquée mais, maintenant, elle souhaitait qu’il la remarque. Elle était censée posséder cet atout qu’était la beauté, mais qui ne lui apportait, en général, que stress et contrariété - attirant des regards vides, des commentaires mièvres à foison et laissant supposer qu’elle se prenait pour une princesse ou qu’elle était snob. Pour une fois, elle aurait aimé pouvoir en profiter.

Malgré elle, cette pensée la ramena à la dernière fois qu’elle avait voulu profiter de cet atout. C’était pour l’enterrement de Bapi, où elle savait qu’elle allait voir Kostos.

Submergée par les souvenirs, elle laissa tomber son crayon à paupières sur la commode et s’assit sur son lit, les mains sous les fesses. C’était le pire de ses souvenirs.

Elle fixa ses pieds un moment, puis porta son regard vers la fenêtre et l’immeuble d’en face. Bon, pour l’oubli, c’était raté.

Lorsqu’elle se releva enfin, elle sauta la case maquillage et coiffure. Elle décida de mettre ses chaussures confortables qui révélaient que ses pieds étaient de vraies péniches. Elle se dérobait. Finalement, elle resta comme elle était.

Elle partit, l’adresse à la main. Où habitait-il ? Il était peut-être en colocation? Devait-elle s’attendre à un rendez-vous dans les règles? Ou bien était-ce juste un geste généreux de la part d’un ami charitable ? Elle ne savait pas ce qu’elle redoutait le plus.

Elle s’engagea dans sa rue. Elle connaissait cette rue, mais pas cette portion-là. C’était désert et un peu délabré, mais les vieux bâtiments industriels transformés en lofts lui donnaient un air résolument romantique, pensa-t-elle.

Elle s’arrêta devant le numéro 2020. Sonna au 7B. Le 7B lui ouvrit. Elle pénétra dans l’immeuble, s’assurant de bien refermer derrière elle.

Des centaines d’hypothèses qu’elle avait échafaudées, l’une des rares qu’elle n’avait pas imaginées se présenta à la porte.

- Bonsoir, je m’appelle Jaclyn. Tu es Lena ?

Elle resta une seconde de trop bouche bée, puis tendit la main.

- Oui, c’est moi. Bonsoir.

Jaclyn était une grande femme noire d’une quarantaine d’années. Elle portait une chemise en jean maculée de peinture sur un treillis kaki, avec des tongs en cuir très chic. Elle avait trois pinces en strass dans ses longs cheveux nattés. Elle était superbe.

Déstabilisée, Lena jeta un œil à l’appartement derrière elle. Il s’agissait d’un immense loft. Il devait y avoir six mètres de hauteur de plafond dans la pièce principale, et le balcon qui courait tout autour suggérait une mezzanine. De grandes tapisseries et quelques tapis anciens étaient suspendus à la balustrade.

Cette femme, dans cet intérieur, c’était trop pour elle. Tous ses sens étaient submergés. Elle se demandait ce qu’elle, Lena, venait faire ici. Léo était encore moins conventionnel qu’elle ne l’aurait cru. Et, visiblement, il aimait les femmes mûres.

Il arrivait justement derrière Jaclyn.

- Salut, bienvenue. Entre donc.

Elle les suivit, traversant la grande pièce jusqu’à la cuisine ouverte située sous la mezzanine. La table était mise et des casseroles mijotaient sur le feu. Il flottait dans l’air un parfum d’ail et d’épices.

- J’espère que tu aimes... euh... les plats qui ont du goût, dit Jaclyn. Léo utilise une tête d’ail minimum par plat.

Un autre sens ébloui. Une nouvelle surprise concernant Léo.

Lena hocha la tête.

- Oui, je suis d’origine grecque.

Jaclyn sourit.

- Parfait.

Léo gérait les quatre feux grésillants d’une main de maître. Lena venait d’une famille de cuisiniers, mais elle pouvait à peine surveiller une casserole à la fois.

- Maman, tu me passes le beurre ? demanda Léo.

Toutes les pièces du puzzle qui tourbillonnaient dans l’esprit de Lena se défirent et se remirent brusquement en place. Jaclyn était donc sa mère ?

Elle lui passa le beurre. Preuve s’il en fallait qu’elle était bien sa mère. De plus, il n’y avait personne d’autre dans les parages, qui aurait pu prétendre à ce titre.

Lena regarda Jaclyn et Léo tour à tour. Mmm. Effectivement, Léo avait la peau mate et dorée, assez foncée. Et il avait hérité de la beauté de sa mère.

Elle réalisa soudain qu’en tant qu’invitée, il n’était pas souhaitable de rester muette comme une pierre.

- Je peux vous aider ? proposa-t-elle poliment.

- Je crois que tout est prêt, répondit Jaclyn en cherchant quelque chose dans le placard. Ça va, Léo ?

- Encore deux minutes et c’est bon. Hé, Lena, tu peux m’apporter les assiettes, que je les garnisse?

Ravie d’avoir une mission, elle empila les assiettes jaunes avec précaution.

- Elles sont magnifiques, murmura-t-elle.

- C’est ma mère.

Il lui fallut une seconde pour comprendre qu’il ne voulait pas simplement dire que la vaisselle appartenait à sa mère.

- Tu veux dire que...

- C’est elle qui les a faites. Elle travaille la céramique, entre autres choses.

- C’est vous qui les avez faites ? demanda-t-elle bêtement à Jaclyn qui était en train de poser les verres sur la table.

- Ouais. Avec le dîner, tu bois de l’eau ? Du jus de fruits ? Du vin ?

- De l’eau, s’il vous plaît, répondit Lena.

Elle ne pouvait s’empêcher de fixer Jaclyn avec une admiration béate. Elle était belle. Elle fabriquait de superbes assiettes jaunes. Brusquement, une question vint à l’esprit de Lena. Léo avait-il un père ? Il n’y avait que trois assiettes sur la table.

Puis elle pensa à sa mère à elle, avec ses tenues beiges strictes et son attaché-case en cuir brûlant.

Seules ses papilles gustatives n’étaient pas encore affolées, mais quelques bouchées de ce repas suffirent à les régaler. C’était un curry d’agneau épicé avec des légumes et un riz particulièrement savoureux.

- C’est délicieux, avoua-t-elle sans masquer son ébahissement. Je n’arrive pas à croire que c’est toi qui as tout fait.

Voyant Léo éclater de rire, elle se rendit compte qu’elle avait mal tourné son compliment.

- Euh... non que tu paraisses incapable de cuisiner, bien sûr, se reprit-elle lamentablement. C’est juste que moi, je suis nulle en cuisine.

Pourquoi se dépréciait-elle systématiquement devant lui? Cette méthode était-elle censée lui conférer un certain charme ?

- C’est sans doute que tu n’as pas beaucoup d’expérience, répondit Léo.

- C’est vrai. Dans ma famille, tout le monde cuisine, alors je n’ai pas encore eu besoin de m’y mettre.

L’image d’un Bolino fumant lui traversa l’esprit.

- Mes grands-parents tenaient un restaurant en Grèce.

La conversation s’engagea alors. Jaclyn voulait connaître l’histoire de toute sa famille, savoir comment ses parents avaient atterri en Amérique. Lena parla un moment, puis lorsqu’elle se rappela qu’elle était timide et réservée, Jaclyn vint à son secours avec une anecdote hilarante sur son voyage en Grèce avec un ex-petit ami : elle l’avait perdu sur un marché près de l’Acropole et ne l’avait plus jamais revu depuis !

Ensuite, Lena apprit que le père de Léo, un homme d’affaires qui vivait dans l’Ohio, n’était plus dans les parages depuis longtemps et que Jaclyn avait élevé son fils toute seule.

- Elle gagne sa vie en vendant ses céramiques et ses tapisseries, expliqua Léo avec une fierté visible.

Lena admira les tapisseries et les autres magnifiques objets qui ornaient les murs et les étagères. Le loft était rempli de leurs œuvres à tous les deux : dessins, vases, sculptures, peintures. Une fois encore, Lena se sentit dépassée, submergée.

Chez elle, les murs étaient beiges et nus, l’ameublement minimaliste réduit à des surfaces de métal et de pierre polie. Ses parents, issus d’une patrie au romantisme échevelé et quelque peu désordonnée, avaient grandi dans un cadre historique et un peu fouillis et ne juraient maintenant que par la netteté et l’ordre américain.

« On grandit, se dit Lena en pensant autant à eux qu’à elle-même. On quitte la maison. On découvre de nouvelles façons de vivre.»

Elle regarda autour d’elle, étouffant presque de désir. Comme elle avait envie de tout cela !

Il était tard et Bee était toujours à quatre pattes par terre. Elle avait encore dégagé quelques mètres, mais elle ne se résolvait pas à quitter « son » sol. Elle allait travailler au lieu d’aller dîner. Elle continuerait au clair de lune s’il le fallait. Elle n’avait pas besoin de lumière. Elle en avait rêvé ces trois dernières nuits. Elle aimait sentir la terre battue sous ses paumes et découvrir ce sol, centimètre par centimètre. Elle avait pris confiance en elle et savait désormais comment le mettre au jour.

La seule différence, c’est que, ce soir, Peter était à genoux à quelques mètres d’elle. Il ne connaissait pas encore ce sol aussi bien qu’elle, mais elle nota avec une pointe de fierté qu’il avait reposé sa truelle pour adopter sa technique. Plus elle progressait, plus ses gestes étaient rapides, fluides et assurés.

- Tu peux y aller, dit-elle. Franchement. Je me débrouille. Je suis une acharnée du travail, tu sais. C’est plus fort que moi. Mais je te jure que je n’abîmerai rien.

- Je sais, fit-il, sur la défensive. Ce n’est pas pour toi que je reste.

Elle se mit à rire.

- Ravie de l’apprendre.

Il avait le même air absent que celui qu’elle arborait lorsqu’elle avait les deux paumes à plat sur le sol.

- Enfin, je veux dire...

Il leva ses mains sales.

- C’est une vraie drogue.

- Tu crois?

- Pire que les pistaches.

- À ce point ?

Il disparut un instant pour aller chercher un spot et le brancher sur le générateur. Puis il revint d’un bond dans la tranchée.

- Hé, regarde ! dit-elle.

Elle brandit un gros éclat de poterie.

- Encore un.

Ils en avaient des tas. En avançant dans la soirée, ils avaient cessé de les étiqueter correctement.

- Ça vient du cratère en calice.

- Sans doute.

- Si ça se trouve, on va pouvoir le reconstituer en entier, ma vieille.

Il était surexcité.

Il avait bien choisi sa voie. Elle comprenait qu’on puisse vouloir passer sa vie à faire ça.

- Si ça se trouve, t’as raison, mon vieux, le taquina-t-elle.

Il repartit chercher quelques pitas, une tablette de chocolat et une demi-bouteille de vin rouge, qu’il partagea galamment avec elle.

Après avoir mangé, ils travaillèrent en silence. De temps à autre, elle entendait des rires s’élever de la colline, où le groupe s’était rassemblé comme chaque soir.

- Encore un tesson. De lampe, cette fois.

- Argh ! grogna-t-elle. Arrête avec tes mots scientifiques. Tu peux dire « éclat » ou « morceau »,

Le mot << tesson » était la seule chose qu’elle détestait vraiment en archéologie.

Il lui lança un regard de défi.

- Tesson.

- Arrête!

- Tesson.

- Ça m’horripile.

- Tesson.

- Peter, tais-toi !

- Tesson.

Elle lui donna un grand coup de coude. Surpris et déséquilibré, il s’affala dans la poussière.

Elle était désolée, mais elle riait tellement qu’elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle s’approcha de lui à quatre pattes. En voulant lui dire pardon, elle ne parvint qu’à hoqueter.

Il se releva et la poussa pour se venger. Elle tomba à la renverse, riant tellement qu’elle n’arrivait plus à respirer. Ils restèrent tous les deux allongés par terre, ivres de fatigue et de vin.

Lorsqu’il eut retrouvé son souffle, il se rassit et lui tendit la main.

- On fait la paix ? proposa-t-il en l’aidant à se relever.

Elle était à genoux. Il lui tenait la main (sale !). Il la porta à son cœur.

Elle voulait répondre : « On fait la paix », mais explosa de rire au milieu de la phrase.

- Tesson, répliqua-t-il.

- Comment ça s’est passé ? voulut savoir Julia lorsque Carmen la rejoignit pour dîner après son audition.

À en juger par sa tête, elle attendait une réponse bien précise.

Carmen était censée soupirer : «Un vrai désastre. Je me suis ridiculisée.»

Elle savait que c’était ce que Julia avait envie d’entendre pour qu’après elles puissent en rire ensemble et être à nouveau comme avant, Elle posa son plateau et s’assit. Mais si Julia était réellement son amie, pourquoi aurait-elle envie d’entendre ça ? Et pourquoi Carmen était-elle tentée d’obtempérer, elle qui avait pourtant une sacrée repartie ? Pourquoi Julia voulait-elle à tout prix que Carmen soit nulle et pourquoi Carmen se pliait-elle à ses désirs ?

- Je ne sais pas, répondit-elle avec sincérité. Je ne me rends pas bien compte.

- Mais Judy a fait un commentaire? s’impatienta Juha, que la réponse ne satisfaisait pas.

- Elle a dit : « Merci, Carmen. »

- C’est tout?

- C’est tout.

L’ambiance était tellement tendue entre elles qu’elles continuèrent leur repas dans un silence glacé. Mais quelques minutes plus tard, deux filles de leur dortoir les rejoignirent.

- Salut, Carmen. J’ai entendu dire que ton audition s’était super bien passée, lança Alexandra.

Carmen ne tenta pas de cacher sa surprise.

- Ah bon?

- Oui, d’après Benjamin Boiter, tu débordes d’énergie et de fraîcheur. C’est ce qu’il a dit.

Carmen ne savait pas trop comment interpréter ça.

- Merci. J’avais le trac.

- Ça peut être bien d’avoir un peu le trac, affirma l’autre fille, Rachel.

- En tout cas, j’espère vraiment que tu vas décrocher le rôle. Ce serait trop cool, hein?

Carmen les regarda s’éloigner, regrettant soudain de ne pas dîner en compagnie de Rachel et d’Alexandra plutôt qu’avec Julia.

En quittant la cantine, Carmen remarqua que la bande qui était assise à la table juste à la sortie la fixait. Un type qu’elle connaissait, Jack Je-ne-sais-quoi, lui fit signe.

- Bien joué, Carmen.

Elle franchit la porte en rougissant. Mince, elle n’était pas maquillée et elle n’avait pas mis de boucles d’oreilles. Son cœur battait plus fort, stimulé par l’adrénaline. C’était une vraie responsabilité, d’être à nouveau regardée.

À : tiboudou@sbgnetworks.com

De : carmabelle@hsp.xx.com

Objet : appelle-moi, please !_

Salut à toi, mystérieuse fille des villes. Appelle-moi, j’ai une super nouvelle à t’annoncer et je veux le faire de vive voix, pas par mail. Il faut que tu me téléphones. Ha ! ha ! Et arrête d’appeler mon répondeur, sachant pertinemment que je ne suis pas là, je connais ta technique!

À onze heures ce soir-là, Lena était heureuse et détendue. Elle était repue. Et elle était amoureuse. Si ce n’était de Léo, tout du moins de sa mère.

- J’ai quand même proposé à Nora de poser pour nous, malgré l’avis de Robert, avoua Léo alors qu’ils picoraient les dernières framboises avec des petits gâteaux.

- Et qu’est-ce qu’elle a répondu ?

- Qu’elle allait réfléchir. À mon avis, ça veut dire non.

- En fait, j’aimerais vraiment que ça marche, mais je n’ai pas les moyens. À moins de voler les bijoux de ma mère. J’y ai pensé.

Léo éclata de rire.

- Ça reviendra seulement à huit dollars l’heure si on partage.

Lena porta les mains à ses tempes.

- Je sais. Mais je n’ai pas un sou. Je dois me débrouiller toute seule pour faire cette école et c’est...

-... honteusement hors de prix! compléta Jaclyn. Tu as demandé une bourse sur critères sociaux?

- Je ne l’ai pas eue, fit Lena. Mes parents ont de l’argent, mais mon père ne... enfin, il n’approuve pas vraiment mon projet de carrière artistique.

En général, Lena n’osait pas en parler, tellement elle avait honte. Mais, ce soir-là, elle expliqua la situation avec une pointe de fierté.

- Tu devrais demander une bourse de mérite, intervint Léo. C’est ce que j’ai fait.

- Tu l’as obtenue?

- Oui, ils me paient les frais de scolarité, plus une allocation, tout,.. Mais ça aide d’être noir. Je crois que je pourrais décrocher n’importe quelle bourse, si je le voulais.

«Ça aide aussi d’avoir du talent», pensa-t-elle tout en disant :

- J’ai obtenu une aide partielle. Et je vais demander la bourse complète pour l’année prochaine. Ça se passe en août.

- Je suis sûr que ce sera bon. Mais je peux t’aider à préparer ton dossier, si tu veux.

Lena rougit de plaisir.

- Merci.

Elle n’était pas sûre d’oser lui montrer les dessins qu’elle avait crus réussis jusque-là.

- Il me faut encore quelques toiles achevées.

Jaclyn se leva pour ôter les tasses.

- Vous devriez faire ce qu’on faisait de mon temps quand j’étais en école d’art.

- Comment ça? demanda Léo, les pieds en chaussettes bleu délavé croisés sur un coin de la table.

- On posait les uns pour les autres. On faisait des portraits, des nus, tout... C’est gratuit, pas de problème. La plupart des dessins de l’époque où j’étais étudiante représentent mes copains.

- Je ne connais pas grand monde au stage d’été, confia Lena.

Jaclyn désigna son fils.

- Tu connais Léo. Vous n’avez qu’à le faire tous les deux.

Tandis que Léo réfléchissait, Lena réalisa ce que cela impliquait. Brusquement, elle n’était plus aussi détendue.

- Il faudrait que je pose pour Léo et qu’il pose pour moi, c’est ça ?

Au regard qu’ils lui lancèrent, elle se sentit idiote et puérile.

Léo s’enthousiasmait.

- On pourrait s’organiser comme on veut. Je poserais pour toi le samedi et tu poserais pour moi le dimanche, par exemple. Comme ça, on pourrait s’entraîner le week-end.

Lena savait qu’elle avait les yeux écarquillés. Elle s’efforça de baisser un peu les paupières pour avoir l’air moins abasourdie.

- J’ai entendu dire que c’était une bonne expérience pour un artiste de poser, renchérit Léo d’une voix qui lui sembla lointaine. Ça permet de découvrir l’autre côté de la toile. Après, tu communiques mieux avec les modèles.

Lena hocha machinalement la tête.

- Et comme ça, on aura chacun un nu à la fin de l’été.

Lena était seule, enfermée dans sa tête avec ses pensées. Il voulait poser nu pour elle ? Le dernier biscuit qu’elle avait mangé lui restait coincé dans la gorge. Et elle était censée poser pour lui ?

- Ou un portrait, corrigea-t-elle d’une voix étranglée.

Elle n’arrivait pas à avaler ce gâteau. Il restait là, bloqué, à l’étouffer. Elle savait que la pruderie n’avait pas sa place dans une carrière d’artiste, mais quand même.

Elle essaya à nouveau de déglutir. Son père avait peut-être raison, en fin de compte.

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Le lendemain matin, Carmen exhuma un pantalon-trompette rouge qu’elle n’avait pas porté depuis l’été précédent. Elle l’avait mis pour aller faire des courses de fournitures scolaires avec Win. Elle avait aussi noué un bandana à la pirate autour de sa tête et il l’avait embrassée fiévreusement sur le parking du magasin.

Dieu que ça semblait loin !

Pour le haut, elle choisit un débardeur noir sexy et de grands anneaux en argent. Elle mit un rouge à lèvres rouge qui lui allait bien et laissa ses longs cheveux indomptables lâchés. En sortant à l’air libre, elle avait l’impression d’être quelqu’un d’autre, de complètement différent. Mais quelqu’un qu’elle connaissait bien.

Elle avait prévu d’aller tranquillement jusqu’au théâtre. Elle ne voulait pas s’emballer, se laisser emporter par ses espoirs. Elle avait peu de chances de voir son nom sur la liste, elle le savait. Une sur sept, au mieux, et elle était consciente de ne pas être aussi douée ni aussi rodée que les six autres.

Dire qu’il y a deux jours, elle était dans le bureau de Judy à essayer de se défiler. Et maintenant... Maintenant quoi ?

Maintenant, elle le voulait, ce rôle. Elle avait passé toute la nuit à travailler et à réfléchir. Et il en ressortait qu’elle voulait ce rôle. En entrant dans le théâtre, elle sentit son cœur battre comme un fou, tellement fort que son corps entier en tremblait. Finalement, c’était peut-être plus confortable de n’avoir aucun espoir, aucun désir.

Mais c’était bon aussi de désirer. Même si, au bout du compte, elle n’obtenait pas le rôle. Le désir, c’est ce qui fait de nous des êtres humains et elle était contente d’avoir rejoint le rang des êtres humains.

Elle se serait crue dans un rêve. Les soixante-quinze amateurs théâtreux semblaient réunis dans le hall du théâtre, mais il ne régnait ni le vacarme ni le chaos qu’on aurait pu imaginer. Carmen avait l’étrange impression que tout le monde l’attendait.

C’était tellement bizarre, son imagination lui jouait sûrement des tours.

Pourtant, c’était bien ça : elle avait l’impression que la foule s’écartait sur son passage pour la laisser s’approcher du tableau où la liste était affichée. Elle avait même l’impression qu’ils l’encourageaient tous à regarder. Et lorsqu’elle se retrouva face à la liste, il lui sembla qu’un nom était écrit en plus gros et en plus gras que les autres.

« Perdita », lut-elle. Et en face « Carmen Lowell ».

Elle n’avait pas dit oui. C’est ce que se répétait Lena en sortant de la douche le lendemain de son dîner chez Léo. Elle avait peut-être eu l’air d’accepter mais elle n’avait pas prononcé le mot «oui».

Il serait tellement déçu si elle refusait...

Elle se regarda, nue, dans le miroir embué. Il était trop petit pour qu’elle puisse se voir en entier, et c’était tant mieux.

Elle était pudique. Autant l’admettre. Elle était pudique et même prude. La faute à ses origines grecques, sans doute. Ses parents étaient très conservateurs. Elle ne pouvait même pas se regarder sans rougir.

Elle essaya d’imaginer Léo face à elle, dans cette «tenue». Cette simple pensée la paniquait complètement. Jamais elle n’y arriverait.

Elle était coincée. Elle aurait aimé être plus cool, mais elle était coincée. Qu’est-ce qui la dérangeait tant ? Elle était bien proportionnée. Pas trop grosse ni difforme. Elle n’avait pas de bourrelets de cellulite, autant qu’elle sache. Ni de poils dans des endroits incongrus. Ses tétons ne partaient pas dans tous les sens. Où était le problème, alors ?

Elle aurait aimé être comme Bee. Elle se douchait sans problème dans les vestiaires de son camp de foot, à côté de gars qu’elle connaissait à peine. Cette révélation avait laissé Lena bouche bée et bredouillante, mais Bee ne paraissait pas s’en émouvoir. « Je ne vois pas ce qui te choque », lui avait-elle répondu.

Lena repensa à Kostos et à ce fameux jour où il l’avait surprise en train de se baigner, l’été où ils s’étaient connus. Elle qui préférait rester habillée, le destin lui avait joué de sacrés tours.

À : carmabelle@hsp.xx.com

De : beezy3@gomail.net

Objet :WA0UH!

Carma ! J’ai poussé un tel cri en lisant ton mail que mon coéquipier a failli appeler une ambulance. Je suis super fière de toi ! La technicienne sort des coulisses et devient une star ! C’est plus fort que toi, hein ?

Si elle ne les avait pas mardi, Tibby achèterait un test de grossesse.

Si elle ne les avait pas mercredi, elle achèterait un test.

Si elle ne les avait pas jeudi.

Ou vendredi.

Le samedi matin, Tibby se présenta à la pharmacie. Elle fixait la boîte comme s’il s’agissait d’un cobra. Évidemment, elle était rangée derrière le comptoir, dans une vitrine. Impossible de la subtiliser discrètement sur l’éta-gère pour la poser face cachée sur le comptoir. Il fallait la demander. Comment arriver à prononcer ces mots ? Elle élabora la question dans sa tête. «Pourrais-je avoir un thhhhhhhhhh? Un des brrrrrrrrrr, s’il vous plaît? La boîte avec les mmmmmm ? »

Si elle n’arrivait même pas à supporter de penser ces mots, comment pourrait-elle se résoudre à les prononcer ?

Le vendeur était un homme aux favoris bien fournis. Elle ne pouvait pas le lui demander. Elle reviendrait plus tard.

Elle porta la main à son ventre. La sensation sous ses doigts n’était pas la même que d’habitude.

Elle sortit de la boutique. Leva les yeux. Le soleil continuait à briller de tous ses feux, sereinement, sans le moindre nuage pour l’assombrir. Elle avait un jour de congé, le ciel était bleu, et pourtant elle étouffait, en pleine crise de claustrophobie. Elle aurait beau aller n’importe où, l’angoisse la suivrait. Ses pas la menèrent jusqu’au parc de Washington Square. Des bandes d’amis discutaient autour de la fontaine. Un homme et une femme s’embrassaient sur un banc. Peut-être que son angoisse était en partie due à la solitude ?

Elle pensa à ses amies et ses muscles se détendirent un peu, fondant sous l’effet de la tristesse.

« Hé, les filles ! J’ai fait l’amour ! Je ne suis plus vierge ! C’est dingue, hein ? Je l’ai fait. On l’a fait.»

Mais aussitôt venait la suite de l’histoire, inséparable du début. La nature fataliste de Tibby la poussait à croire que le vieil adage «Après la pluie, le beau temps» était forcément réversible. «Après le beau temps, la pluie», ça n’avait pas raté. Le bonheur avait fait place à l’angoisse, l’amour au ressentiment.

La vie était donc vraiment ainsi faite. On fait l’amour pour la première fois avec un garçon qu’on aime vraiment, le préservatif se rompt et on se retrouve pfffff...

Le cynisme était un excellent moyen de se protéger, évidemment. Quand le malheur arrivait, on avait au moins la satisfaction de se dire qu’on avait raison depuis le début. Mais dans ce cas précis, la satisfaction avait un goût amer. Tibby n’avait pas envie d’avoir raison. Pour la première fois de sa vie, elle aurait aimé avoir tort.

- Vous avez l’heure ? lui demanda un jeune homme avec une casquette en velours.

- Non, aucune idée, répondit-elle.

Elle aurait pu regarder sur son portable, mais elle ne se donna pas cette peine.

Elle ne tenait pas en place. Elle repassa devant la pharmacie.

Fallait-il vraiment qu’elle achète ce test ? Non, elle n’y arriverait jamais. Voulait-elle vraiment en avoir le cœur net ? Elle avait aussi la possibilité de faire comme si de rien n’était durant les neuf prochains mois. Jusqu’où était-elle capable d’aller dans le déni ? Elle pourrait faire comme ces filles qui accouchaient dans les toilettes entre deux cours.

Elle se dirigea vers le centre-ville. Traversa Houston Street et s’enfonça dans la foule de SoHo. Les touristes y venaient pour goûter à la vie typiquement new-yorkaise et se retrouvaient en fin de compte exclusivement entre eux.

Elle marcha jusqu’à Canal Street, fit une brève incursion dans Chinatown. Passa devant un restaurant où elle avait, un soir, mangé d’étranges mets aussi délicieux que gélatineux en compagnie de Brian et de deux filles de son dortoir. Installés à une table près de la fenêtre, ils avaient regardé la neige tomber. Maintenant, il faisait trente-cinq degrés. Ce soir-là, elle était heureuse, et aujourd’hui désespérée. Elle reprit vers le nord. Ses jambes la portèrent, sans lui demander son avis, jusqu’à la pharmacie. Elle fit les cent pas devant le magasin. Elle était incapable d’entrer pour acheter ce truc et incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Ça peut occuper toute une vie, le déni.

En passant devant la même SDF pour la troisième fois, elle fouilla dans son sac et en tira un billet de cinq dollars. La femme au visage bouffi l’accepta volontiers. Tibby se demanda ce qui lui était arrivé. Pourquoi avait-elle fini dans la rue ?

Tibby baissa la tête et poursuivit son chemin. Elle avait certainement dû tomber enceinte trop jeune.

Peter était aussi accro qu’elle au sol de terre battue. D’habitude, Bridget était attirée par des gens plus sains d’esprit qu’elle mais, cette fois, elle était contente de trouver avec qui partager son délire.

C’était dimanche. Tous les autres étaient à la plage. Bridget et Peter étaient restés sur le chantier à travailler sur leur sol de terre battue.

- Vous êtes dingues, tous les deux, avait commenté Alison avant de partir.

Ils avaient acquiescé sans protester.

Ils en étaient à plus des deux tiers. Ils avaient mis au jour une grande pièce carrée, objet d’admiration de tout le chantier, et exhumé deux poteries attiques de la fin du VIe siècle avant Jésus-Christ, magnifiques et intactes, ainsi que les morceaux d’au moins cinq autres. Il s’agissait d’une découverte plus importante, d’une maison plus prospère que le directeur des fouilles ne l’avait supposé. D’autres membres de l’équipe, qui s’occupaient des murs, avaient dégagé l’esquisse d’une fresque.

- Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie une fois qu’on aura fini, murmura Bridget, en s’affairant, les deux mains dans la terre.

- Mmm, pareil pour moi, répondit Peter.

- J’adore ça. Ça va terriblement me manquer. J’ai l’impression que je n’aurai plus de raison de vivre !

Il hocha la tête. Il n’avait pas l’air surpris. Il s’était, comme elle, laissé gagner par la fièvre.

- Ce sont des fouilles particulièrement agréables, dit-il d’une voix un peu traînante, accablé par le soleil brûlant. Ce n’est pas toujours comme ça.

- Je suis gâtée.

- C’est la chance du débutant, affirma-t-il.

- J’ai de la chance, s’entendit-elle dire.

- C’est vrai?

- Oui. Pour tout, sauf pour les trucs importants.

Il s’interrompit et s’adossa à la tranchée.

- Comment ça?

Pendant des jours, il ne l’avait pas regardée en face mais, maintenant, il la dévisageait.

Elle posa ses mains à plat sur son sol de terre battue.

- Ma mère est morte quand j’étais petite.

C’était bien de mettre les choses au point, d’évacuer le sujet. Elle savait toujours mieux où elle en était une fois qu’elle l’avait dit. C’était sa façon à elle de marquer son territoire.

- Désolé.

- Mmm. Merci.

Elle avait l’impression que, d’une certaine façon, le fait que sa mère soit morte la rapprochait de ce sol de terre battue, sans qu’elle sache bien pourquoi.

- C’est pour ça que tu n’aimes pas parler de ta famille.

«Je n’ai pas de famille », allait-elle répliquer, mais elle s’aperçut que c’était faux. Elle avait une famille. Pas un de ses membres n’avait plus de vingt et un ans, ni le moindre lien de parenté avec elle, mais c’était cette famille-là qui avait fait d’elle ce qu’elle était. Qui avait fait ressortir le meilleur d’elle-même.

- J’ai une famille originale, disons, corrigea-t-elle.

Il la laissa creuser toute seule pendant quelque temps et elle lui en fut reconnaissante.

- Ces gens menaient une existence aisée, constata-t-il alors que le jour commençait à baisser. Ils décoraient leurs poteries, leurs murs, ils avaient un sanctuaire et racontaient leur histoire sur la moindre surface disponible.

- Ils avaient la belle vie, fit-elle, mélancolique.

Elle commençait à être fatiguée.

- C’est pour ça que j’ai choisi ce chantier, plutôt qu’un autre, plus près de la maison, ce qui aurait été plus raisonnable. Ces gens ont laissé tant de traces de leur vie partout, pour nous.

Elle hocha la tête en bâillant. Elle s’adossa contre le mur pour se reposer à l’ombre. Ces longues heures à travailler dehors, en plein soleil, avaient bruni sa peau et éclairci encore ses cheveux déjà blonds.

Elle pensa à chez elle, où elle vivait en laissant le moins de traces possible de son passage. Si un archéologue fouillait la maison, quels témoignages de son existence découvrirait-il? Et de celle de sa mère? Leur histoire n’était inscrite nulle part. Où étaient passés les photos, les vieux souvenirs ? Son père avait-il tout jeté?

Elle se remit à quatre pattes pour retourner à son grand amour, son sol. Elle allait prendre son temps. Faire durer le plaisir.

- Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-elle.

Enlevant la poussière, elle tendit les lourds objets en métal à Peter.

Il les examina attentivement.

- Tu sais ce que c’est?

Elle secoua la tête, bien que la question n’ait pour but que de ménager le suspense.

- Je pense qu’il s’agit de poids de métier à tisser. J’en ai vu en photo, mais encore jamais en vrai.

Il avait l’air tout excité.

- Note bien où tu les as trouvés.

Elle acquiesça. Elle s’essuya les mains sur son short avant de sortir l’appareil numérique de sa poche. Elle en tira aussi un stylo pour rédiger l’étiquette.

- Tu sais quoi?

- Non, dit-elle.

- Ça me permet d’imaginer à quoi servait cette pièce. D’après son emplacement, loin de la route. D’après les poteries que nous avons trouvées, et maintenant ceci.

Elle attendait patiemment, le laissant réfléchir tout en parlant.

- Je pense qu’il s’agissait du gynécée. On préviendra David dès qu’il rentrera. Il va être fou !

- Comment tu appelles ça ?

- Le gynécée, la pièce réservée aux femmes. Il y en avait dans les grandes maisons. Les hommes n’aimaient pas que les femmes soient vues en public, même chez elles. Elles restaient donc dans une partie de la maison, à l’écart des autres.

- Pourquoi ? voulut savoir Bridget.

- Pourquoi ? Parce que...

Il s’interrompit, perdu dans ses pensées.

- Parce que les hommes sont jaloux, j’imagine. Je ne vois pas d’autre raison.

Il la regarda avec une certaine franchise. Trop même.

- Nous sommes des créatures faillibles et jalouses. Voilà ce qu’il y a dans nos cœurs.

- Allô?

Le dimanche soir, Tibby décrocha le téléphone parce qu’elle attendait qu’on lui livre la soupe qu’elle avait commandée. Elle pensait que l’agent de sécurité de l’accueil l’appelait pour lui dire de descendre la chercher.

- Allô ? Tibby? C’est toi?

Elle n’aurait jamais décroché si elle avait su que c’était Lena.

- Tibby ? C’est moi. Dis quelque chose. Tu es là ?

Le son de sa voix fit monter les larmes si longtemps retenues. Et avec elles, toute l’angoisse, toute la tristesse. Ça montait, montait... jusqu’à déborder. Tibby essaya de ne pas faire de bruit. Elle écarta le combiné. Une larme fit une tache ronde sur le jean magique. Une tache, puis une autre. Tout son corps tremblait. Un sanglot lui échappa.

- Tibby. Je suis là. Je ne suis pas pressée. Dis-moi juste un mot que je sache que tu es là.

La douceur de Lena permit à Tibby d’ouvrir son cœur, plus sûrement que si elle avait tenté de la brusquer. Elle s’efforça d’inspirer assez d’air pour prononcer un mot, mais son nez était plein de morve et de larmes. Sa main était trempée. Elle émit un bruit qui était plus un gargouillis plus qu’un vrai mot.

- OK, Tibou. C’est bon, je t’entends. Tu n’es pas obligée de parler si tu n’en as pas envie.

Tibby hocha la tête en pleurant. Elle se rappela confusément avoir un jour grondé sa petite sœur Katherine parce qu’elle hochait la tête au téléphone au lieu de dire oui.

- Je vais rester un peu à l’autre bout du fil, l’informa Lena.

- D’accord, gargouilla Tibby.

Elle repensa à l’époque où, au collège, avant la mode des messageries instantanées, elles passaient des heures au téléphone, à se faire écouter des disques ou à regarder la télé ensemble.

Elle repensa aux nuits qu’elle avait passées en ligne avec Carmen lorsque sa mère rentrait tard du travail et que Carmen pensait entendre des bruits bizarres dans l’appartement. Plus d’une fois, Tibby s’était endormie avec le combiné contre la joue, sur l’oreiller.

Elle essaya d’articuler quelques mots, juste pour ne pas paraître trop bizarre.

- J’ai... peur... je crois que... j’ai peur d’être...

Le mot crucial fut noyé par un flot d’eau salée. Il n’arrivait pas à sortir.

Lena acquiesça d’un «mmm...» marquant sa compassion. Face à une crise de ce genre, la plupart des gens se montrent d’une curiosité maladive et spéculent sur le drame qui se trame. Pas Lena, et Tibby lui en était reconnaissante.

Elle fit preuve d’une grande patience et la laissa pleurer. Longtemps.

- Lenny, je suis super mal, finit-elle par dire.

Elle se mit à rire et se moucha involontairement en même temps. Elle était super mal mais, malgré tout, elle se sentait un peu mieux de l’avoir avoué.

- J’arrive, d’accord ?

- Ce n’est pas la peine.

- Si, si, pas de problème.

- Tu es sûre?

- Mais oui!

Tibby soupira.

- Tu as besoin de quelque chose ? demanda Lena.

Elle réfléchit.

- Euh... en fait, oui.

- Quoi?

Tibby s’éclaircit la voix.

- Tu pourrais apporter un test de grossesse ?

- En fait, j’avais l’intention de travailler sur les décors, expliquait Carmen au petit groupe qui buvait du café glacé sur les marches du théâtre en ce dimanche soir.

- J’ai entendu dire que tu n’avais même pas tenté les deux autres pièces, remarqua Michael Skelley, un garçon qui était à l’étage en dessous d’elle.

Carmen se rendait bien compte que son ascension fulgurante était en passe de devenir un mythe et elle s’efforçait de le cultiver, tout en remettant les pendules à l’heure.

- Parce que je ne pensais passer aucune audition. J’étais juste venue en tant que spectatrice quand Judy m’a demandé de lire le rôle de Perdita. C’est comme ça que tout a commencé.

Les gens hochèrent la tête.

- Alors, il est comment, Ian O’Bannon? s’enquit Rachel.

C’était le célèbre acteur irlandais qui jouait Léonte.

Carmen se mit à rire.

- Je n’ai pas encore eu le courage de lui adresser la parole. À la première lecture, on aurait dit qu’il avait joué ce rôle toute sa vie.

C’était bizarre de voir tous ces gens autour d’elle, alors qu’elle n’avait pas attiré un regard depuis des mois. Ils ne se doutaient pas qu’elle était à la dérive, hors du courant, à regarder le monde défiler sous ses yeux. Ils ne pouvaient certainement pas s’en douter parce que ce n’était plus ce qu’elle ressentait, là, maintenant.

Les gens étaient contents pour elle. Ils avaient tous tenu à la féliciter. Ils ne savaient pas qu’elle était nulle, qu’elle ne méritait pas cet honneur.

Une seule personne ne l’avait pas félicitée et ne semblait pas se réjouir pour elle. Cette personne savait qu’elle était nulle et indigne de cet honneur et, hélas, cette personne se trouvait être son amie.

Juha avait été sélectionnée pour la pièce des amateurs. Elle intervenait à la fin, dans une sorte de chœur intitulé «Hiver», déguisée en hibou.

Carmen avait l’impression que Judy gardait une certaine rancune envers les filles qui rôdaient trop autour d’elle.

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Lorsque sa soupe arriva enfin, Tibby pleura à chaudes larmes dedans.

- J’ai peur d’être enceinte, lui avoua-t-elle.

Les carottes et petits pois ne répondirent rien, mais elle se sentait mieux, rien que de le leur avoir dit.

Elle dormit tout habillée et, au matin, se mit en pyjama. Elle attendit Lena dans cette tenue. Et comme elle était trop impatiente pour tenir en place, elle descendit dans le hall guetter son amie, en pyjama.

Ses sous-vêtements semblaient humides, elle le constata distraitement, trop concentrée sur l’arrivée de Lena pour aller vérifier.

Tibby était debout derrière la porte en verre lorsque Lena surgit au coin de la rue. Elle se précipita dehors et faillit la renverser. Elle ne savait pas si Lena était plus surprise qu’elle lui saute au cou de cette façon ou qu’elle soit en pyjama dans les rues de New York en plein jour.

Lena lui tint la main dans l’ascenseur.

- Tu peux attendre une minute? lui demanda-t-elle lorsqu’elles arrivèrent à son étage.

- Bien sûr.

Tibby fila aux toilettes et ressortit moins de cinq secondes plus tard.

- Devine quoi?

Elle avait l’impression que tout son corps se dénouait.

- Quoi?

- Elles sont arrivées avant toi.

Elle ne parvenait pas à s’empêcher de sourire.

- C’est vrai?

- Ouais.

- Alors on n’a plus besoin de ça, annonça gaiement Lena en brandissant un sac de pharmacie en plastique.

Tibby en sortit la boîte et l’examina. Alors qu’elle lui avait inspiré une telle frayeur dans le magasin, elle paraissait maintenant inoffensive.

- Dis donc, c’est cher.

- Tu crois qu'il sera encore valable dans dix ou vingt ans? demanda Lena.

- Garde-le, toi. Moi, je ne peux pas.

Prise d’une fatigue soudaine, Tibby s’affala sur son lit, comme si elle n’avait plus un seul os dans le corps.

- Bon..., fit Lena.

Elle n’allait quand même pas attendre éternellement.

- Tu veux bien me raconter ce qui s’est passé ?

Tibby était prête. Elle s’allongea sur son lit, Lena s’assit sur la chaise, près de la fenêtre. Tibby parlait tandis que Lena sortait son carnet de croquis pour dessiner ses pieds nus tout en l’écoutant. Tibby savourait chaque spasme avec le plaisir d’un surfeur après la tempête.

Quel soulagement! «Jamais je n’oublierai ce que j’ai ressenti, se promit-elle. Jamais. Jamais plus je ne considérerai quoi que ce soit comme acquis.»

Le jeudi, Nora prit une nouvelle pose pour une durée de quatre semaines. Ils tirèrent au sort pour savoir qui choisirait sa place en premier. Lena fut troisième et s’installa tout près. Le temps que les chevalets restants soient distribués, elle redouta qu’un autre élève vienne empiéter sur son espace. Elle avait l’impression de se changer en grenouille-taureau qui se gonflait et prenait un air menaçant dès que quelqu’un approchait.

Léo tira le numéro quatorze et fut le dernier à choisir. À la grande surprise de Lena, il s’installa sur un tabouret bas, juste à ses pieds. Au début, elle crut qu’il plaisantait. Elle aurait été furieuse si ç’avait été n’importe qui d’autre mais, lorsque la pose commença et qu’il se mit à esquisser la silhouette à grands traits, elle resta fascinée.

Elle voyait parfaitement le modèle. Ainsi que le dos, les mains et la toile de Léo. Elle pouvait le regarder travailler. Pouvait-il se douter que c’était son rêve ? Qu’en l’observant elle pourrait tant apprendre de lui?

Elle le fixa, le souffle coupé, pour commencer. Et lorsqu’elle se mit à peindre, elle était tellement électrisée qu’elle avait l’impression d’avoir connecté son esprit au sien avec un câble pour procéder à un téléchargement direct.

Elle ne supportait plus ses anciens travaux, ses anciennes façons de faire et de voir. Elle était en pleine autocritique. Mais elle n’était pas pessimiste. À l’époque, elle n’avait pas encore entrevu toutes les possibilités. Désormais, elle les avait sous les yeux.

Ils travaillèrent même durant les pauses, elle et lui. À quatre heures, Lena commença à avoir des crampes dans le bras et les jambes ankylosées, mais elle s’en moquait. Sa vie d’artiste était marquée par des avancées successives et elle avait davantage progressé aujourd’hui que durant l’année entière.

Ils rangèrent leurs affaires en silence et sortirent ensemble. Dur, dur de revenir sur terre. L’excitation, la gratitude et l’enthousiasme la laissaient sans voix. Si on tentait d’en tirer la moindre chose, tout le reste déboulerait avec, comme dans un placard trop rempli.

Il comprenait visiblement ce qu’elle ressentait. En guise d’au revoir, il lui posa la main sur le bras.

- On se voit samedi.

Ce soir-là, Lena ne put s’endormir, tant son corps et sa tête étaient pleins d’émotions, presque à lui faire mal. Elle ne savait pas dans quelle catégorie classer les différents sentiments qui l’habitaient.

Le désir. Peut-être l’amour. Ou l’excitation physique. Mais une excitation plus intellectuelle aussi, l’impression de progresser, d’être inspirée par l’esprit de l’art. Elle ignorait comment tout ça pouvait se combiner.

Les rares nuits (aussi douces que douloureuses) où, le cœur lourd, elle brûlait de désir inassouvi, elle s’autorisait à s’endormir en pensant à Kostos, à ce qu’ils avaient fait ensemble, à ce qu’elle aurait aimé qu’ils fassent ensemble, à ce qu’ils feraient s’ils étaient à nouveau ensemble un jour, tout impossible que ce soit.

Ce soir-là, elle laissa libre cours à ses fantasmes. Mais pour une fois, c’était Léo qui habitait ses pensées.

Bridget travaillait au labo, à classer la paperasse et à enregistrer les pièces. Elle timbra l’enveloppe adressée à Greta et attendit de pouvoir se servir de l’ordinateur. Cela faisait quatre jours qu’elle n’avait pas consulté ses mails. Eric se demandait sûrement ce qu’elle était devenue.

Elle passait des heures, et même des journées entières, sans penser à lui. Comment était-ce possible ? D’accord, elle était très prise par son sol. Mais, en présence de Peter, elle avait tendance à complètement oublier Eric. Et ça, c’était plus inquiétant.

Depuis qu’il était parti pour le Mexique, elle avait du mal à se représenter son visage. C’était fou. Elle voyait à peu près les contours de sa tête, la forme de ses cheveux, mais le milieu était tout flou. Pourquoi donc ? Elle se souvenait parfaitement de gens dont elle n’avait rien à faire. Tiens, par exemple, ce gros lard d’intendant de l’université. Ou la sœur aînée de sa voisine de chambre, Aisha, qu’elle n’avait vue qu’une fois. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se représenter son propre petit ami? Pourquoi n’arrivait-elle pas à le garder en mémoire lorsqu’il n’était pas avec elle ? Elle savait que, en théorie, elle l’aimait, mais elle n’arrivait pas à ressentir cet amour à cet instant précis.

Pour quelle raison ? Comment se faisait-il qu’elle ne parvienne pas à retrouver un sentiment qu’elle éprouvait avec tant d’intensité lorsqu’il était là, avec elle?

Parce que, justement, il n’était pas là.

Son cœur devait avoir un défaut de fabrication. C’était sûr, il ne fonctionnait pas correctement. Ça signifiait que rien ne pouvait la toucher au plus profond, alors?

Elle pensa à Peter et sentit son cœur s’emballer. Non, non, il fonctionnait parfaitement. Peut-être trop bien, même.

Mais son cœur avait ses limites, c’était un cœur pragmatique qui ne battait qu’au présent. Comme l’air du désert qui n’arrivait pas à retenir la chaleur une fois le soleil couché. Comme un canal qui ne coulait que dans une direction - toujours vers l’avant, jamais en arrière.

Qu’allait-elle bien pouvoir écrire à Eric ? Qu’allait-elle lui dire ? Sentirait-il que son ton était forcé ou évasif ? Était-il jaloux ? Était-il faillible ?

Un certain Martin sortit du bureau, elle se leva pour prendre sa place.

- Ça ne marche pas, lui annonça-t-il. La connexion satellite est interrompue.

- La messagerie ne fonctionne pas, alors ?

Il secoua la tête.

Elle réalisa avec un pincement de culpabilité qu’elle était plus contente d’avoir une excuse que triste de ne pouvoir écrire. Elle croisa Peter en repartant.

- Internet est toujours hors service ? la questionna-t-il.

Elle acquiesça.

- Je n’étais pas au courant.

- Depuis ce matin. On est coupés du monde, j’en ai bien peur.

En traversant le labo, elle passa voir ceux qui travaillaient sur les découvertes du funérarium.

- Comment va ma chère Clytemnestre ? demanda-t-elle à Anton, le biologiste.

Il semblait apprécier les visites-éclairs de Bridget.

- Ça y est, elle est entière. On avance bien.

- Qu’est-ce que vous avez appris ?

- Son âge, ce qu’elle mangeait, de quoi elle est morte.

- C’est vrai ? Alors ?

- Elle est morte en couches.

Bridget sentit son visage pâlir.

- Comment pouvez-vous le savoir ?

- On n’en est pas certains, mais c’est probable.

Elle hocha la tête.

- Quel âge avait-elle ?

- Dans les dix-neuf, vingt ans.

Les pas de Bridget étaient plus lourds lorsqu’elle quitta le labo que lorsqu’elle y était entrée. Elle se demandait si le bébé de Clytemnestre avait survécu. Et s’ils tombaient sur un minuscule squelette ? Feraient-ils appel à la célèbre Bridget, sans peur et sans reproche ?

Elle baissa la tête en passant devant le site funéraire. Clytemnestre avait beau être âgée de milliers d’années, Bridget réalisa soudain qu’elle avait dix-neuf ou vingt ans pour l’éternité.

Oh, Bee, Bee, Bee !

J’ai un tas de trucs à te raconter. J’ai l’impression que tu ne reçois pas tes mails. Je ne peux pas tout t’expliquer dans cette lettre, alors appelle-moi, d’accord ?

Profite bien du jean magique et ne fais rien que je ne ferais pas moi-même. Ce qui devrait sérieusement réduire les possibilités qui s’offrent à toi. Mais euh… en fait, il y a une chose que tu n’envisage sûrement pas, me connaissant, mais que euh… en fait, je pourrais bien avoir expérimentée. Si tu vois ce que je veux dire.

Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai écrit ça !

Bizzzzzzzzz

Tibby

- Peut-être pas ce week-end, Brian, lui répondit Tibby au téléphone.

- Je pourrais venir juste le dimanche.

- Je travaille dimanche. Et puis il faut que je prépare mes affaires pour les cours qui commencent lundi.

- Ah. D’accord.

Elle l’entendait marcher dans sa chambre. Elle connaissait son pas, les moindres craquements du sol et la proportion exacte de tapis et de parquet.

- Je pourrais venir passer la nuit mercredi, suggéra-t-il.

Pourquoi ne pouvait-il pas la laisser tranquille un moment? Pourquoi se montrait-il si entêté ?

- Non, en milieu de semaine, je ne préfère pas, affirma-t-elle.

Puisqu’il faisait la sourde oreille, elle n’allait pas s’embarrasser d’excuses compliquées.

- Le week-end prochain, alors.

- Peut-être.

Elle l’entendait faire les cent pas.

- Tibby?

- Ouais?

- Tu sais, ce qui nous inquiétait tant...

Il attendait qu’elle l’interrompe, qu’elle complète, mais elle n'avait aucune envie d’obtempérer.

- Tu as dit que... tu n’étais... tu n’étais plus inquiète?

- Non, je te l’ai dit. C’est bon, je crois.

Elle avait été tellement soulagée dimanche. Pourquoi ne voulait-elle pas partager ça avec lui? Elle n’aimait pas partager les mauvaises nouvelles, et encore moins les bonnes.

Elle raccrocha le téléphone et s’assit par terre, songeuse. Pourquoi était-elle en colère après lui? Elle avait ses règles, pas île doute, elle ne craignait plus d’être enceinte. Plus de peur que de mal. (C’est bien ce qu'on dit, non ?) Pourquoi n’arrivait-elle pas à retrouver la paix? Elle n’était imaginé qu’une simple tache rouge dans sa culotte suffirait pour que tout rentre dans l’ordre, mais ce n’était pas le cas. Pourquoi ?

Comme si, à l’intérieur d’elle-même, un mécanisme s’était tourné dans le mauvais sens et était dans l’incapacité de reprendre sa place pour repartir dans la bonne direction.

Sa voix hésitante, ses appels incessants, son besoin constant d’être rassuré. Pourquoi tout cela l’énervait-il autant ?

Mais, bizarrement, cette question en amenait une autre qu’elle n’avait pas l’intention de se poser : pourquoi tout cela ne l’avait-il pas dérangée jusque-là?

Comme tout bon modèle, Léo arriva pile à neuf heures, comme prévu.

Lena ouvrit la porte de sa petite chambre d’étudiante et le fil entrer. Elle était assise sur son lit, dans le silence le plus complet, depuis au moins vingt minutes, les mains moites, l’esprit vide.

Pas la peine de chercher à dissimuler son stress. Cela ne servait à rien.

- Tu es prête ? lui demanda-t-il.

Sa voix était-elle légèrement plus aiguë que d’ordinaire ?

- Je crois, couina-t-elle, la gorge serrée.

Elle désigna son chevalet, où était installée une toile fraîchement enduite de cinquante centimètres sur soixante-dix. Sa palette était prête, ses tubes de peinture disposés à côté.

Avec lui au milieu, la chambre paraissait ridiculement petite.

Comment allaient-ils procéder? Si elle voulait voir plus que dix centimètres carrés de son torse, il fallait qu’elle prenne du recul, mais... Elle n’avait pas pensé à ça. (Elle n’avait pas voulu y penser du tout, en fait.)

- Tu veux que je m'installe... sur le lit ? proposa-t-il.

Il n’était pas vraiment sûr de lui non plus. Son hésitation la paniqua encore davantage et l’aida en même temps à reprendre un peu le dessus. Il fallait bien que quelqu’un tienne les rênes.

- Je me disais que... Oui. Sauf que...

- Oui, tu ne peux pas vraiment...

- Oui, c’est un peu trop près...

- Et si je...

Il essaya de s’allonger dans différentes positions, toujours habillé, Dieu merci. Chaque fois, elle se surprenait à fixer, bien en face et de près, son entrejambe.

Quelque part, elle savait que c’était plutôt comique, mais elle était dans un tel état de panique que rire lui semblait aussi incongru qu’en plein accident d’avion.

Il parut en prendre conscience et se redressa,

- Et si je posais assis ?

Il essaya quelques positions.

Lena recula au maximum. Avec son aide, elle poussa sa commode et s’installa dos au mur. Elle secoua la tête.

- Il va falloir qu’on perce un trou dans le mur et que je te peigne de la chambre de Dana.

Il haussa les épaules.

- Dana ne serait peut-être pas d’accord.

Était-ce trop tôt pour s’avouer vaincus? Es avaient essayé, peut-être pouvaient-ils se contenter d’aller prendre un café glacé.

- Je crois que je tiens la solution, annonça-t-il.

«Un café glacé ? » pensa-t-elle, pleine d’espoir. Mais elle s’éclaircit la voix.

- C’est quoi?

- Une représentation en raccourci.

- Ah oui?

Il poussa son lit au fond de la pièce.

- Je vais te montrer.

Il installa son chevalet dans le coin, puis s’allongea sur le lit, la tête vers elle et les pieds vers le mur.

Debout derrière son chevalet, elle le fixait. C’était un angle de vue bizarre. Elle allait devoir peindre son épaule et sa tête en très gros et ses pieds en tout petit. Son épaule lui faisait penser au Groenland sur les projections cartographiques du monde et ses pieds tout riquiqui au cap de Bonne-Espérance. L’avantage, c’est que ses parties intimes seraient moins visibles dans cette position. Un peu comme l’Équateur.

C’était le mieux qu’ils puissent faire.

- Je pense que ça va aller, conclut-elle.

- OK, tant mieux.

- OK.

- OK, bon, alors je vais juste...

- OK.

Elle baissa les yeux vers ses tubes de peinture, les joues on fou. Quel bébé ! Qu’aurait pensé Bee ?

Il se redressa pour faire passer son T-shirt par-dessus sa tête.

Elle gardait les yeux baissés.

- Je n’ai jamais fait ce genre de choses. C’est un peu bizarre.

Elle n’arrivait même pas à émettre un son.

- Alors que ça paraît tellement simple pour les modèles qui posent dans l’atelier, tu ne trouves pas ?

Elle acquiesça, fixant toujours son rouge cadmium.

- Pourtant c’est juste une pose. Pour peindre.

Il continuait à parler en déboutonnant et en enlevant son jean.

- Ouais, essaya-t-elle de dire, mais ça ressemblait davantage à un grognement qu’à un véritable mot.

Allait-il vraiment enlever ses sous-vêtements ? Argh ! Quel bébé !

- Hein ? Ce n’est pas comme s’il y avait autre chose qui se jouait là...

Sa voix se perdit. Il ôta son caleçon en titubant et fut allongé sur son lit en moins d’une seconde.

Elle ne pouvait pas regarder. Elle n’allait jamais pouvoir se concentrer sur son travail.

Il pensait qu’il n’y avait rien d’autre qui se jouait ? Elle avait pourtant l’impression qu’il y avait bien autre chose qui se jouait là.

Son visage ruisselait de sueur. Ses mains étaient moites et tremblantes. Elle se cramponnait à son pinceau. Si elle essayait de le lever, il s’apercevrait qu’elle tremblait comme une feuille.

Il avait dit que ce n’était pas comme s’il y avait autre chose qui se jouait là. Hé ! Qu’est-ce que ça voulait dire ?

- Je suis prêt. Tu peux chronométrer la pose ?

Non, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait rien faire. Elle ne pouvait même pas remuer ses yeux dans ses orbites.

- Ça va ? demanda-t-il.

Elle nota une douce inquiétude dans sa voix.

Elle s’efforça de se secouer.

- Je suis d’origine grecque, finit-elle par dire.

C’était sa réponse à tout. Pour l’ail, pour la gêne.

- Oh...

Son ton était assez compréhensif

- Th pourrais essayer de te dire que je suis un modèle, comme tous ceux qu’on a à l’atelier.

Elle se força à relever les yeux, lentement. Son épaule, son visage. Il était rouge, comme elle, mais il ne suait pas autant. Leurs regards se croisèrent un instant, ce qu’elle n’avait pas prévu du tout.

Il ne pensait pas qu’autre chose se jouait, là ?

Elle ne ressentait pas cela quand Nora posait. Ni quand Marvin posait. Pas le dixième du quart du millionième.

L’indignation l’empêchait de baisser les yeux, mais ses pupilles restaient dans le vague. Cramponnée à son pinceau, elle le dirigea vers la toile. Ce n’était pas la bonne technique. Elle fit quelques traits maladroits.

Trop énervée pour regarder sa toile, elle le regarda. La poêle à frire sur le feu. Ses yeux descendirent le long de son corps, de sa peau dorée. Oh, mon Dieu. Elle vit ce qui se trouvait là. Impossible d’y échapper. Ce n’était pas l’Équateur. Plutôt le Brésil.

Elle détourna vite les yeux. Il y avait définitivement autre chose qui se jouait dans cette pièce.

Elle reposa son pinceau sur sa palette.

- Si on faisait une pause ? proposa-t-il.

Description : C:\Users\Jessica\Desktop\44 filles et 1 jeans_files\44 filles et 1 jeans-25.jpg

Vous seriez bientôt si maigre que les bourrasques De janvier vous transperceraient, de part en part.

Oh, mon si bel ami, je voudrais avoir

De ces fleurs du printemps qui peuvent dire

Votre jeune saison...

Carmen leva les yeux et reprit sa respiration.

Le rôle de Polixène avait beau être joué par un acteur qu’elle avait vu dans quatre films au moins, elle trouvait qu’il ressemblait étrangement à son oncle Hal. Face à lui, elle s’imaginait donc qu’il s’agissait de son oncle pour éviter d’avoir trop le trac. Il lui fit signe de poursuivre.

Vous qui portez toujours, sur vos branches pures,

Votre virginité en fleur... Ô Proserpine,

Que n’ai-je encore les fleurs qu’en ton effroi,

Du char de Pluton tu laissas tomber !

Elle s’adressait maintenant à Florizel, son soi-disant amoureux. Il avait au moins dix ans de plus qu’elle, était maquillé comme une voiture volée et semblait bien plus intéressé par Polixène.

Elle fut soulagée lorsqu’ils firent enfin une pause. Ils répétaient désormais près de dix heures par jour et, le reste du temps, devaient essayer leurs costumes.

Elle aperçut Léonte qui avait assisté à la scène depuis les coulisses et tenta maladroitement de l’éviter. Il était tellement beau qu’elle n’avait pas encore eu le courage de lui adresser la parole en dehors des répliques de Perdita.

Mais son stratagème échoua lamentablement. Il la regarda droit dans les yeux.

- Carmen, tu étais absolument charmante, lui dit-il alors qu’elle trottinait comme un bébé tortue tentant de gagner la mer.

- Merci, répondit-elle d’une voix étranglée, ruisselante de sueur.

Mais, une fois dehors, elle ne put contenir sa joie,

«Charmante», il avait dit «absolument charmante »,

«Absolument charmante», c’était ce qu’il avait dit. Elle  rit toute seule.

Elle avait des auréoles de sueur sous les bras qui n’avaient absolument rien de charmant.

Elle était abasourdie. Sincèrement. Jamais de sa vie elle n'aurait imaginé avoir un quelconque talent pour quoi que ce soit. Jusque-là, elle avait l’impression d’avoir dû travailler dur, ramer, supplier, réquisitionner ou voler tout ce qu’elle avait obtenu.

Elle était bonne en maths parce qu’elle bossait deux lois plu» que les autres. Elle avait réussi brillamment ses exams parce qu'elle avait appris par cœur des listes de vocabulaire et fait tous les exercices des annales pendant deux ans. Elle avait décroché un A en physique parce qu'elle était assise à la droite de Brian Jervis, un crack qui écrivait de la main gauche et ne prenait pas la peine de cacher sa feuille.

Et voilà qu’elle parvenait, au prix d’un effort à peine perceptible, à être absolument charmante.

Quel bonheur ! Quel charme !

Le prince Mamillius sortit par la porte des coulisses. Lorsqu’il la vit, il vint s’asseoir à côté d’elle. Elle n’arrivait pas à se rappeler son vrai nom. Même si, techniquement, c’était le frère de Perdita, il mourait avant sa naissance, ils n’avaient donc pas de scène en commun.

- Ça va ? lui demanda-t-il.

Quand il jouait le prince, il parlait un anglais shakespearien impeccable, mais hors de la scène, elle remarqua avec amusement qu’il avait plutôt l’accent du fin fond du New Jersey.

- Ça va, répondit-elle.

Il avait un blaireau tatoué sur la cheville. En fait, il était carrément mignon.

- Jolies fleurs, commenta-t-il.

Carmen porta la main à son oreille. Andrew Kerr lui avait demandé de se mettre des fleurs dans les cheveux durant la scène romantique, pour se préparer à porter son somptueux costume de Flore.

- Oh...

Elle eut un peu honte sur le coup, puis se dit finalement que non, elle n’était pas ridicule.

Il se pencha tout contre elle pour les sentir.

- Hum!

Son souffle caressa ses cheveux.

- Tu veux une limonade ? lui proposa-t-il en se relevant.

Décidément, il ne tenait pas en place.

Elle allait refuser machinalement, puis finalement accepta.

- Avec plaisir, répondit-elle.

Il haussa les sourcils avant de tourner les talons. Elle mit un temps à réaliser que son propre frère, le prince Mamillius, venait de flirter avec elle.

Trois heures plus tard, Lena avait tartiné l’équivalent de plusieurs dollars de peinture sur une belle toile neuve. Elle avait gâché les deux, ainsi que la matinée de Léo. Sa toile n’était même pas une toile. Sa sœur Effie aurait fait mieux.

Durant la troisième heure, les joues de Lena prirent une teinte violet foncé. Pas question qu’elle laisse Léo jeter un coup d’œil à cette prétendue peinture.

- C’est bon pour aujourd’hui, annonça-t-elle d’un ton abattu.

- Tu es sûre?

Il n’avait pas l’air fâché d’en finir.

- Oui, oui.

Il paraissait aussi gêné qu’elle.

- Désolé, je ne suis pas un très bon modèle.

- Non, non, c’est parfait. C’est juste que...

Elle alla nettoyer ses pinceaux dans les toilettes pendant qu’il se rhabillait. Lorsqu’elle revint, ils s’assirent côte à côte sur le lit.

- Ça ne s’est pas passé aussi bien que je l’avais espéré, constata-t-il.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Ouf, il était habillé. Et re-ouf, elle n’avait plus à tenir son pinceau.

- C’est ma faute, dit-elle.

- Non, pas du tout.

Ils restèrent un moment silencieux.

- Tu es vierge ? lui demanda-t-il.

Elle le dévisagea, surprise.

- Désolé, c’est personnel, je sais. Tu n’es pas obligée de répondre.

Sa première réaction était de refuser de répondre. Mais il avait l’air tellement gentil. Il la regardait avec intensité. Il était lui aussi complètement perdu, et ça lui allait bien.

- Ça va. Bon sang, ça se voit tant que ça ?

- Non. Et puis, de toute façon, il n’y a pas de quoi avoir honte.

Il posa la main sur la sienne. Il ne la prit pas, il la laissa juste comme ça.

Lorsqu’il fut parti, Lena s’écroula sur son lit, épuisée, et y resta pendant une heure. Quelque part, au fond d’elle, elle sentait que, dans leur contrat d’échange de pose, elle venait de remplir la partie la plus facile.

Bridget avait passé toute la journée du samedi à visiter Halicarnasse, ville aujourd’hui nommée Bodrum. Dans le minibus, elle s’était retourné l’estomac à lire les livres que Peter lui avait prêtés, engloutissant un pan d’histoire allant de l’installation des premiers Grecs en Asie Mineure jusqu’aux invasions perses qui les avaient presque anéantis.

Une fois dans les ruines de la ville, elle avait fait le tour de chaque colonne, arpenté chaque sentier, gravi chaque gradin du stade antique. Elle avait adoré, mais elle était contente de rentrer au chantier où l’attendaient le jean magique envoyé par Tibby ainsi que son sol de terre battue.

Elle s’assit sur sa terre avec le jean, ravie à la pensée qu’il serait imprégné pour toujours de terre antique. Elle savoura ce moment en leur précieuse compagnie à tous deux. Et en compagnie de Peter également. Le fait de se retrouver seule avec lui alors que la connexion internet était toujours interrompue lui donnait l’impression d’être encore plus isolée du reste du monde.

Il ne leur restait plus que quelques mètres carrés à dégager. Ils prenaient tous les deux leur temps maintenant.

- Quelle heure est-il? demanda-t-il.

Le soleil était couché depuis des heures et ils étaient restés à creuser et à méditer en silence.

- Je ne sais pas. Tu veux que j'aille voir ?

Il acquiesça.

- Tu veux bien?

Elle se leva.

- Hé, il est chouette, ton jean.

Elle aurait parié qu’il le remarquerait.

Elle s’approcha de lui et se mit à la lumière pour qu’il puisse bien voir.

- C’est un trésor de famille, la famille peu banale dont je t’ai parlé.

Il hocha la tête, examinant les dessins et les inscriptions sur le devant. Puis il l’attrapa par un passant de ceinture et la fit tourner lentement pour regarder le reste.

«Tu es en train d’admirer mon jean», pensa-t-elle dans sa tête, mais elle se doutait bien qu’il admirait aussi sa silhouette en dessous.

Un peu gênée, elle sortit de la tranchée par l’escalier de bois improvisé pour rejoindre le petit groupe de la colline qui commençait juste à se disperser.

- Quelqu’un a l’heure? lança-t-elle.

Darius portait une montre.

- Une heure moins vingt.

Elle retourna transmettre l’info à Peter.

- Devine quoi ? lui dit-il.

- Quoi?

- J’ai trente ans.

- Là tout de suite?

- Depuis quarante minutes.

- C’est pas vrai ! Bon anniversaire ! Trente ans, ça se fête !

- Merci.

Il s’adossa à nouveau contre le mur. S’épousseta les mains. Soudain, il prit l’air inquiet.

- Si tu le dis à qui que ce soit, je te tue.

- Ce serait une réaction un peu excessive.

Il rit.

- Tu as raison. Mais je compte sur toi, hein ?

- OK.

C’était presque trop naturel qu’il lui confie ce genre de secret. Elle le dévisagea. Trente ans, ça ne lui paraissait pas très vieux maintenant qu’elle le connaissait.

- Il faut qu’on te trouve un gâteau ou quelque chose, non ?

Je crois que je survivrai sans. Je déteste que des inconnus me chantent «Joyeux anniversaire », c’est une phobie héritée de l’enfance.

- Intéressant.

- Ouais, enfin, bref, je suis content de fêter mes trente ans en tête à tête avec ce sol de terre battue.

Il s’interrompit pour la regarder.

- Et avec toi.

Elle esquissa un haussement d’épaules mais elle avait les joues en feu.

- Merci. Je suis flattée.

Elle sentait son humeur hésiter entre badinage et émotion, elle ne savait pas comment le prendre.

- Moi aussi.

Ce n’était pas la peine qu’ils fassent semblant. Ils étaient devenus très proches au cours des dernières semaines ; c’était indéniable.

Elle eut une idée.

- Tiens, attends une minute.

Le coin cuisine de la grande tente était désert, mais elle trouva une torche et dénicha aussi un plat à moitié plein de baklavas, une bougie votive et une bouteille de vin. Elle prit des allumettes et deux gobelets et s’en alla retrouver Peter avec son butin.

Assise en face de lui sur leur sol bien lisse, elle versa deux verres de vin, alluma la bougie et la posa près des baklavas.

- J’imagine que tu n’as pas envie que je chante, mais bon anniversaire, mon vieux.

Elle fit cette déclaration d’un ton solennel et elle était sincère. C’était un grand jour, un jour important. Elle baissa les yeux tandis qu’il soufflait sa bougie en faisant un vœu.

Parce qu’il était son ami et qu’elle se sentait investie de la grande responsabilité de l’escorter au seuil d’une nouvelle décennie, elle leva son verre pour trinquer et se pencha vers lui, sans trop savoir ce qu’elle cherchait. Peut-être avait-elle l’intention de le serrer dans ses bras ou de l’embrasser sur la joue comme elle l’aurait fait avec n’importe qui.

Mais il se méprit sur son geste. Ou peut-être est-ce elle qui se méprit sur le sien. Sa joue frôla la sienne, puis ses lèvres se posèrent sur sa joue. Et soudain, il se détourna - pour se rapprocher ou pour s’écarter, comment savoir. En tout cas, il en résulta que, accidentellement ou volontairement, leurs lèvres se rencontrèrent.

Le premier contact fut gauche et maladroit. Mais le second fut plus volontaire. Elle plongea dans sa chaleur, dans son odeur. Elle lui caressa le visage, ce qu’elle ne faisait pas avec n’importe qui. Elle l’embrassa avidement et sentit le contact décidé de sa main sur sa nuque.

- C’était un baiser d’anniversaire, commenta-t-elle en se forçant à s’écarter.

La tête lui tournait. Elle ne savait plus où elle en était. Elle voulait conserver la possibilité de faire machine arrière. Pensait-il de même ?

Il se releva avec empressement et elle l’imita.

- On marche un peu ? proposa-t-il.

Ils en avaient tous les deux besoin. Faire quelques pas, prendre l’air.

Ils partirent en direction de la mer, grimpèrent la colline et, de l’autre côté, découvrirent une belle étendue d’herbe rousse qui se déroulait sous des millions d’étoiles.

Elle avait envie de descendre en courant jusqu’au rivage, de plonger et de traverser la mer à la nage. Elle avait envie de l’embrasser à nouveau, de se jeter sur lui et d’enfouir son visage dans son cou.

Elle portait le même débardeur blanc crasseux depuis le matin. Peut-être avait-elle froid, mais elle ne le sentait pas.

Peter prit sa main dans la sienne et les posa toutes les deux sur sa cuisse.

- Bee.

- Oui.

- Je dois te faire un aveu : je suis monstrueusement accro à toi, déclara-t-il lentement et en pesant ses mots. J’espérais que ça n’irait pas jusque-là, mais j’espère aussi que ça ira mieux maintenant que je te l’ai dit.

Elle posa sa joue dans sa main, fixant son regard au loin.

- Je suis accro aussi.

- À la terre.

- À la terre. À toi.

- À moi ?

- À toi.

Cela faisait du bien de le dire, effectivement. «Mais est-ce que ça va vraiment arranger les choses ? »

- Je ne devrais pas m’en réjouir, dit-il d’une façon qui contredisait ses mots.

- Non. Moi non plus.

Elle sentait ses cheveux voleter dans la brise légère, chatouiller son bras, exercer leur pouvoir magique. Sauf qu’elle n’avait pas vraiment envie de magie, à ce moment précis.

- C’est difficile..., commença-t-il, ponctuant son discours d’hésitations et d’inspirations malaisées, de ne pas me dire que je suis en train de tomber amoureux de toi. Ce que je ressens est tellement fort lorsque je suis avec toi ! Quand je te regarde, j’ai du mal à me concentrer sur les raisons qui font que ça ne peut pas marcher.

- Tu veux en parler?

Il eut l’air vraiment malheureux l’espace d’un instant.

- Non.

Elle le dévisagea avec une étincelle de défi dans les yeux.